Il est tout à fait étonnant de constater qu’à côté des progrès scientifiques et techniques prodigieux accomplis par l’homme, nous pouvons encore être en phase avec le cerveau de l’homme de Neandertal puis de celui de Cro-Magnon. Nous pouvons avoir le même sens du beau et les mêmes émotions artistiques devant leurs productions dans les grottes ornées ou en admirant leurs statuettes sculptées. Nous pouvons entrer dans un même univers symbolique et au fond être tellement proches de nos ancêtres vieux de 35.000 ans. Ce constat n’est pas uniquement une source de joie intellectuelle. Le décalage entre la science, la technique et l’éthique – ou pour le dire plus simplement – avec la sagesse se creuse de plus en plus. Qu’on pense simplement que les médecins prêtent toujours le serment d’Hippocrate ! Mais qui appliquerait encore ses prescriptions thérapeutiques et se limiterait à ses connaissances en physiologie ? Une présomption ridicule et injustifiée serait de prétendre que nous avons plus d’énergie ou d’intelligence que les anciens. La matière de notre savoir s’est accrue, mais pas l’intelligence. Bien sûr nous avons accumulé les savoirs. Mais est-ce le cas de notre sagesse ? Nous sommes en accord avec Claude Lévi-Strauss lorsqu’il écrit : « Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique et que l’homme a toujours pensé aussi bien, rêvé aussi bien et toutes les leçons du mythe, fût-il celui d’Œdipe se valent ». Et on peut avec Jung affirmer que « Celui qui croit vivre sans mythe ou en dehors de lui est une exception. Bien plus, il est un déraciné sans relation véritable avec le passé, avec la vie des ancêtres (qui continue en lui) ni avec la société humaine contemporaine ».
Nous voulons affirmer ici que la production « académique » du savoir n’est pas la seule connaissance qui vaille au XXIème siècle. La question de la pluri ou mieux de la transdisciplinarité mérite aujourd’hui d’être pensée ou plutôt repensée à l’image de nos grands savants du XVIIIème siècle, à la fois astrologues et physiciens ou philosophes et botanistes. Les grands spécialistes académiques de nos disciplines autrefois baptisées « molles » pourront se gausser avec condescendance de tentatives incongrues de quelques-uns de puiser – sans contrôle de légitimité académique – dans leurs connaissances et leurs paradigmes respectifs. Pourtant, dans l’immense champ mêlé des sciences humaines, on peut établir des relations très étroites entre rite, mythe et récit de type initiatique. On peut aussi établir un répertoire de motifs constitué d’images, de symboles, d’archétypes ou de thèmes récurrents. Pour nous, il ne s’agit pas d’une folle volonté d’un illuminé d’opérer une recherche syncrétique sur un phénomène humain en mélangeant allègrement sociologie, histoire des religions, symbolisme, anthropologie, histoire de l’art ou chamanisme des peuples dits primitifs. Mais la puissance inouïe d’un outil appelé Internet permet – depuis chez soi – d’avoir accès à des sources sérieuses et validées de façon quasi infinie et ce dans toutes les disciplines. La qualité des travaux réalisés grâce à cet outil témoigneront peut-être de nouvelles méthodes de recherche pluridisciplinaire.
Il est particulièrement frappant de voir à quel point en France les barrières entre les différentes disciplines sont rigides. Lors de la création d’un Institut Universitaire de la Précarité et de l’Exclusion Sociale, nous avons été extrêmement surpris de constater que deux laboratoires de psychologie voisins échangeaient leurs cartes de visite lorsqu’ils participaient à la création de cet Institut. Leurs laboratoires sont voisins, mais ils ne se connaissent pas et connaissent encore moins les recherches qui sont engagées dans le laboratoire d’à-côté. On peut avec Edgar Morin constater qu’une des caractéristiques de la connaissance moderne procède d’une « brisure du savoir ». On peut considérer que la connaissance est un phénomène multidimensionnel, dans la mesure où elle est de façon inséparable à la fois physique, biologique, cérébrale, mentale, psychologique, culturelle ou sociale. Notre modernité a procédé à de tels gains de connaissances que nous en avons accepté le prix à payer. De nouveaux obscurantismes descendent des lieux même de la production du savoir c’est-à-dire de l’université, de la recherche, de la culture. Chacune des sciences modernes continue de progresser mais le cloisonnement disciplinaire interdit toute capitalisation de ce savoir, éclaté en différentes compétences éparses voire irréconciliables. Sciences exactes contre sciences humaines, sciences de l’homme contre sciences de la société. Chacune de ces branches continue d’avancer en ignorant la totalité dont il fait partie. On peut prendre ici un contre-exemple intéressant. Les énormes progrès faits par les préhistoriens ont été possibles parce que leur science est toute nouvelle. Elle est plus ouverte à l’ensemble des disciplines auxquelles elle s’allie. Elle s’impose comme une discipline qui a su métaboliser des apports de la paléoanthropologie, de la paléo-pathologie, de la paléo-géologie, de la paléo-biologie et surtout de la paléo-génétique et se servir de leurs outils pour des datations plus précises par exemple. On a pu affiner l’étude des fossiles humains et retracer l’histoire de l’humanité et de la vie à partir du « big bang ». Quasiment chaque semaine, de nouvelles connaissances précisent notre histoire et notre évolution cérébrale, sociétale, culturelle, cultuelle et artistique. La jeunesse de ces sciences permet d’afficher un même paradigme à l’interface de tous ces domaines conventionnellement et universitairement séparés. Pourtant, il nous semble que ces nouvelles modalités de recherche, non pas contre mais en complément des recherches académiques, est productrice de savoir. Cependant cette démarche n’est pas sans difficulté et sans piège. Il est difficile de croiser des approches polyphoniques et des questionnements divers surtout s’ils sont plus dérangeants que la monophonie de sa propre discipline. Pourtant il y a de l’affect dans toute production humaine et même dans l’économie, la physique ou la génétique. De nouvelles approches sociologiques ne se cantonnent pas à observer comme des entomologistes des cohortes de valgus pecus à travers une loupe ou encore de tenir des conclusions péremptoires à partir de questionnaires plus ou moins bien construits. Les méthodes d’observations participantes avec des personnes parties prenantes de la recherche sont aussi productrices de savoirs.
De façon tout à fait inattendue, c’est le dialogue avec la science qui rend la pensée mythique à nouveau actuelle. L’ambition d’un très remarquable colloque qui s’est tenu à Cordoue en 1979 était de réconcilier esprit et nature, réalité physique du monde et réalité intérieure de l’Homme. De très grands scientifiques comme David Bohm reconnu comme un physicien de premier ordre par ses pairs dont Albert Einstein était un ami proche du Dalaï-Lama et du philosophe Indien Krishnamurti. La mécanique quantique a largement remis en question la césure opérée depuis le XIIème siècle entre philosophie et science. L’astrophysicien Hubert Reeves n’est pas indifférent aux questions métaphysiques telles que : La vie a-t-elle un sens ? Y a-t-il un après la mort ? Pour lui aussi la démarche rationnelle et scientifique n’épuise pas la réalité. Olivier Costa de Beauregard, un éminent physicien, travaille sur la relativité et la théorie du quanta. Ces scientifiques de très haut niveau ont échangé avec d’éminents philosophes, historiens et spécialistes des sciences religieuses comme Gilbert Durand professeur de sociologie et d’anthropologie. Daryush Shayegan, un ancien professeur d’université d’études indiennes et de philosophie comparée à Téhéran. Léon Ashkenazi, éminent kabbaliste professeur au centre d’étude juive de Jérusalem. Ou encore Henri Corbin, un des rares philosophes à traiter de l’Islam iranien et de la gnose chiite en particulier.
Pendant des millénaires il a fallu choisir son camp : le corps ou l’âme. Ensuite, il fallait faire la guerre à l’autre camp. Les combattants sous le noble étendard de l’âme méprisaient les adorateurs de la matière qui souillaient la condition humaine. De l’autre côté, les défenseurs de la cause du corps récitaient quelques théories biologiques dont la vérité ne durait que le temps d’apparition d’autres théories. Aujourd’hui, la pensée « magique » ne s’oppose plus à la pensée rationnelle. La pensée « sauvage » n’est pas dénuée de logique et la pensée scientifique n’est pas dépourvue de mouvements irrationnels.
Au fond notre souhait serait peut-être qu’une socio-anthropologie « post-moderne » permette de remettre l’Homme dans toutes ses dimensions au centre de recherches holistiques. Peut-être alors pourrons-nous transformer notre obscurantisme académique en une progression vers une sagesse moderne et environnementale. Une sagesse à l’image de nos frères amérindiens dont les chamanes demandent l’autorisation aux esprits avant de prélever quoi que ce soit du monde animal ou végétal.
Docteur Jacques Hassin
13 février 2017