par le Docteur Jacques Hassin , CASH de Nanterre Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers de Nanterre.
IPES Institut de la Précarité et de l’Exclusion Sociale.
Étymologiquement, le mot « apocalypse » est la transcription d’un terme grec signifiant « dévoilement » ou, sous un aspect religieux, « révélation ». Le terme s’est chargé au fil des siècles d’une série de connotations et de travestissements qui l’ont éloigné de son sens d’origine pour évoquer une catastrophe massive et violente. Il est devenu populaire pour de mauvaises raisons. Bien sûr, il est très marqué religieusement, pourtant il ne s’agit pas à travers cette idée d’alimenter un fantasme de fin de siècle ou plutôt de fin du monde, mais symboliquement de suggérer un passage de l’actuel au futur monde, de nos sociétés actuelles à nos sociétés à venir. En bref de notre modernité à notre postmodernité. L’apocalypse ne signifie pas la fin d’un monde mais le passage du « religarer » religieux ou social au temps des tribus pour paraphraser Michel Maffesoli (1). Edgar Morin utilise la jolie métaphore de métamorphose (2).
Le monde de la modernité
Le monde actuel qui se termine aujourd’hui a vu le jour à la fin du XIXème siècle avec l’industrialisation du pays et l’émergence du salariat qui lui était nécessaire (3). C’est le travail qui donne un statut social à l’individu. Va-t-il perdurer avec l’arrivée de machines et de robots qui vont libérer l’Homme des tâches les plus pénibles et les plus ingrates ?
Ce monde a créé une catégorie nouvelle d’exclus coupés du monde du travail. Cette exclusion n’est pas forcément liée à la pauvreté mais au fait que l’on n’existe socialement que si on a un travail. Le nombre croissant d’exclus comme les patients psychiatriques, les personnes handicapées, les chômeurs de longue durée et bien sûr les personnes SDF montrent que nous arrivons à la fin d’un cycle (4). Et ce ne sont pas les pansements proposés par les politiques qui vont changer la donne. Aujourd’hui on compte près de neuf millions de personnes sous le seuil de pauvreté c’est-à-dire percevant moins de 840 € par mois. Comment ne pas voir que les jeunes de moins de 25 ans n’ont droit à aucune aide en particulier au RSA (537 euros au 1er avril 2017). A partir de quel chiffre le système va-t-il exploser ou imploser ? Peut-on décemment regarder ces personnes dans les yeux en leur promettant qu’ils vont retrouver un travail ?
Peut-on promettre à ces personnes sans logis ou vivant dans des habitats insalubres qu’ils vont retrouver un logement digne et sain pour leur santé et celle de leurs enfants. Va-t-on oser continuer à considérer qu’une grand-mère de 80 ans qui va chercher ses petits enfants à l’école et qui les aide à faire leurs devoirs n’a aucune utilité sociale car détachée du monde du travail. Va-t-on comme dans certains pays anglo-saxons considérer qu’une greffe de rein est rentable chez un ingénieur de 30 ans mais qu’une personne très âgée ne doit pas être admise en réanimation ou en neurochirurgie non pas à cause de son âge mais parce que les chances de guérison sont économiquement et surtout statistiquement faibles et donc non rentables.
A travers la notion de responsabilité – qu’elle soit individuelle ou collective – on peut montrer pourquoi la classe politique est particulièrement défaillante. Cette question de la responsabilité non pas pénale mais plutôt morale et éthique est transversale à toute réflexion sur nos démocraties. Pour Paul Ricœur « L’intention éthique précède la Loi Morale représentant des lois, des normes, et des impératifs. Cette responsabilité est donc préalable à toute loi ». Cette intention éthique devrait pour tout homme politique représenter un engagement. Cet engagement dépasse le simple fait pour un parlementaire de voter la loi. Il dépasse même le ministre de bonne foi qui va essayer de faire bouger les choses en pensant qu’il a le pouvoir et la possibilité de faire. Je pars de l’approche de Paul Ricœur autour de trois pôles pour traiter du problème de la responsabilité (5).
Le pôle Je
C’est la liberté en première personne, le pouvoir être. Je crois que je suis libre et que je peux initier des actions nouvelles. Je crois que je peux, croyance aveugle, se confronte à l’histoire réelle du je fais. En ce domaine, ma pratique médicale est particulièrement affectée par ce conflit. Le sens que je peux avoir de ma pratique est brutalement confronté à la réalité. Je sais et je veux soigner. Mais en ce domaine, on réalise que pour cet objectif, le Je du médecin ne suffit pas. Je crois que je peux guérir, que je peux être actif et réaliser le bien. La réalité montre que souvent je suis dans l’illusion du faire. Bien sûr ce pôle-Je est à l’origine de la dynamique de l’être. Il se réalise et se manifeste dans l’action. Il est estime de soi et de son rôle actif, entre « je sais que je peux » et pourtant « je ne peux pas ».
Le questionnement sur ma place de soignant se pose là. Ma volonté de soigner et de guérir si possible ne peut se réaliser que si nous sommes deux à le vouloir : Le médecin et le malade. Dans ma pratique auprès des plus exclus de nos concitoyens, je sais que la question de ma responsabilité se trouve confrontée à ma culpabilité face au traitement social souvent inhumain qui leur est imposé. Les patients de la rue en exhibant leurs plaies et les outrages qui sont fait à leur corps participent au développement de ce sentiment de culpabilité. Au fond, je suis en tant que praticien du service public hospitalier représentant de l’ensemble du corps social. Ma tendance est forte de considérer que j’ai une responsabilité collective dans ce qui arrive aux plus exclus de nos concitoyens. C’est donc ma responsabilité et ma culpabilité en première personne qu’il importe de décortiquer et de métaboliser.
Le pôle Tu
Il va s’opposer ou plutôt se confronter au pôle-Je. C’est la position de dialogue. A l’affirmation de ma liberté s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. Le commandement vis-à-vis de l’autre, c’est en suivant Emmanuel Lévinas la transcendance du visage de l’autre. Là commence une deuxième responsabilité. Je suis responsable de l’autre, de mon semblable. « Je suis l’otage de l’autre ». Le pôle-Je et le pôle-Tu sont indissociablement liés.
Par conséquent, il y a une responsabilité éthique non seulement vis-à-vis de soi-même mais également vis-à-vis de l’autre. Il y a une intentionnalité parfaitement circulaire entre l’affirmation de soi et la reconnaissance de l’autre. Parmi les plus désocialisés de nos concitoyens, leurs visages nous interrogent. Cela a-t-il un sens et quel est-il ? Cet échange entre deux visages nous ramène bien à la recherche du sens et plus encore au problème fondamental de l’autre, à l’altérité et en même temps à la « mêmeté ». « L’homme est exposé à l’attente de l’homme. Il lui doit la priorité absolue d’une générosité efficace. Un engagement permanent et intense là où s’impose la relation contre toute forme de solitude. Se refuser à l’abandon, à l’indifférence et à la neutralité : une règle de conduite qui édicte des principes intangibles. Une éthique comme vocation médicale de l’homme. Avec autrui, la relation n’est pas simplement une relation de pur regard, de pure connaissance, de pur savoir. D’emblée il s’agit d’une responsabilité, et d’un semblable impératif inscrit dans le visage de l’autre homme. Ce visage est à la fois une extrême faiblesse, une extrême exposition, et malgré toute la contenance qu’il se donne, une exposition à la mort, et dans cette faiblesse, un ordre : « tu ne tueras pas (…) » C’est à dire : « tu n’abandonneras pas l’autre à son sort (…) » (5).
Le pôle IL
C’est le troisième pôle, celui du tiers absent. Il nous amène à notre question de départ. C’est le rôle du Politique d’analyser les tensions et les changements sociétaux à l’œuvre aujourd’hui. C’est son rôle d’intégrer et de prévoir les questions des changements climatiques et d’immigration économique en n’honorant pas nos engagements sur l’aide au co-développement en particulier en Afrique. Dans ce pôle IL on quitte la relation de dialogue pour arriver dans un pôle de conceptions et de constructions théoriques. C’est dans ce pôle que se situe la règle mais aussi les valeurs. Ces valeurs existent en dehors de toute casuistique, en dehors même de toute matérialité de l’autre. Cette règle est certes morale, représentée par des valeurs surplombantes venant d’en haut, mais aussi éthique et médiatrice entre plusieurs libertés : Celle du Je et celle du Tu. C’est d’une certaine façon l’institutionnalisation éthique sous la forme de la règle, de la morale, mais c’est aussi la représentation sociale d’une éthique venant du bas, témoin du vouloir vivre ensemble.
Platon parlait de l’art politique comme l’art de tisser de manière à assembler les contraires en une unité. Cet aspect social de la responsabilité éthique se situe bien dans ce pôle-Il. Son champ d’application est le résultat de la socialisation progressive de l’homme. Dès Homo Erectus la socialisation nait après « l’invention » du feu lorsque les Hommes se regroupent derrière un cercle de pierre en attendant que les aliments cuisent. On est ensuite invité à rentrer dans le cercle pour faire partie des convives (cum vivare). De cette interaction naît la notion de valeurs, transcendance de l’ensemble des éthiques individuelles, sédiment des préférences individuelles (le Je) et des reconnaissances mutuelles (le Tu). Cette éthique de la responsabilité dans le pôle-Il me rend responsable d’autrui, même s’il n’a pas de visage, et responsable même de ce qui n’est pas de mon fait ou ne me regarde pas.
Cette responsabilité est incessible car personne ne peut me remplacer. Elle représente ce qui m’incombe et qu’humainement, je ne peux refuser. On peut effectivement considérer que nous sommes responsables du destin de chacun de nous, dans un processus de vie partagée. Nous ne sommes individualisés que par la socialisation. L’inviolabilité de l’individualité n’existe que parce que nous sommes membres d’une communauté. Cette interaction implique le passage d’une éthique du Bien à une éthique du Juste. Finalement, plus je suis juste et plus je suis responsable. Cette responsabilité universelle n’est pas un point de vue moral ou théologique régissant le Bien, mais un universel construit dans lequel, chacun en tant que tel, peut faire valoir ses droits. On quitte l’obligation pour le jugement pris dans le sens de justice.
Le pôle-Il, le tiers absent, s’exprime dans et à travers un corpus social, une socialité. Il est le creuset du lieu même de l’interaction éthique et en ce sens, le Politique n’est pas l’éthique mais il est le lieu même du développement de l’éthique, expression première du vouloir vivre ensemble. Cette dépendance lie les individus les uns aux autres comme la matrice constitutive de la société. On peut utiliser la métaphore des notes de musique d’une symphonie. Chaque note prise isolément ne permet pas d’expliquer la structure et la beauté d’une symphonie. Toutes les notes jouées ensembles par différents instruments produisent une potentialité « supérieure » que l’on ne peut comprendre si on isole les notes jouées par les différents instruments et qu’on les considère indépendamment des relations entre elles. Mais inversement, on ne peut pas appréhender l’ensemble si on ne considère pas la totalité des unités et des notes le constituant.
Chaque note, chaque individu est lié aux autres. Avant même toute loi ou tout pouvoir voire toute morale surplombante, cette volonté du vivre ensemble venant du bas paraît représenter une des fondations du pôle-Il et de notre responsabilité dans ce cadre. L’égalité des droits et l’égal respect de leur dignité est portée par un tissu de relations interpersonnelles et de rapports de reconnaissances réciproques. Mais, en médiation et comme garant, on trouve l’Institution.
Sur ce constat qui peut sembler bien théorique quel est le message ? Sur cette question de la responsabilité comme on le verra pour d’autres thèmes je souhaite affirmer ici avec force que c’est le Politique qui devrait être garant du lien social. C’est le Politique qui dans sa sagesse devrait accompagner la société dans ses nombreux développements périlleux pour notre cohésion sociale. De nombreux termes ont été introduits pour décrire dans leur complexité les phénomènes caractérisant les phénomènes d’exclusion. Outre le terme de désocialisation, on trouve le terme de disqualification sociale, d’invalidation sociale, de ségrégation, de relégation ou de désaffiliation. Ces qualificatifs sociologiques bien excluants portent des a priori négatifs qui masquent mal l’impossibilité de caractériser des individus uniquement par leur typologie sociologique.
Avec comme incontournable les catégories socio-politique (CSP) ou les recensements dont sont exclus les SDF, les bateliers, les forains ou les Rom. Avec cette lancinante question : Combien sont-ils ? Comment les compter sans les équiper d’une balise Argos ? Cette question n’est pas nouvelle tellement la pulsion d’errance est une donnée anthropologique depuis le Moyen-Âge. Elle qui se heurte frontalement à la question du contrôle social qui s’obstine à être inopérant pour ces populations.
Aux Politiques non pas de distribuer du rêve mais de se projeter au-delà des cinq années suivantes et d’accompagner nos concitoyens dans le XXIème siècle. C’est leur faillite pour ici et maintenant comme dans les prospectives qui explique que si les citoyens s’intéressent toujours à la politique, ils se détournent de plus en plus des politiques. L’intellectuel est passé du statut de maître-penseur à celui d’expert et le politique est globalement déconsidéré. Quand il n’est pas soupçonné de corruption, il gesticule et se produit dans divers médias, privilégie la communication et participe à des « talk-shows » où il est souvent ridicule. On peut alors au mépris de la réalité continuer de scander que nos valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité sont à la base de notre République et refuser de voir qu’elles ne sont plus opérantes tant leur piétinement devient aveuglant et alimente le retrait de nos valeurs de la modernité.
Le monde de la postmodernité
Dans notre monde en plein bouleversement c’est une nouvelle grille de lecture qui se propose. C’est la seule façon de comprendre ce qui se joue dans notre XXIème siècle. On peut citer Edgar Morin : « Nous sommes toujours dans l’âge du fer planétaire et dans la préhistoire de l’esprit humain » L’idée s’imposa à moi que le vaisseau spatial terre propulsé par quatre moteurs incontrôlés – science, technique, économie et profit – chacun d’eux étant alimenté par une soif insatiable. La soif de connaissance (science) la soif de puissance (la technique), la soif de possession et la soif de richesse. Ces soifs nous emportent vers de très probables catastrophes en chaîne. Le probable ne signifiant pas l’inéluctable et n’excluant pas la possibilité d’un changement de cap » (2). C’est en 1994 que lui vient l’idée d’une politique de civilisation, idée qui a été reprise par des hommes politiques incapables de la comprendre, de l’expliciter et encore moins de le transmettre. La conception du développement qui ne connait que le calcul comme instrument de connaissance (indices de croissances, taux de pauvreté, sondages et autre sociologie de supermarché) ignore non seulement les activités non monétarisées (comme les productions domestiques, les services mutuels, le troc ou l’usage de biens communs ou encore notre grand-mère précédente) en bref la part gratuite de l’existence. Mais aussi et surtout tout ce qui ne peut ni être calculé ni mesuré : La joie, l’amour, la souffrance, la dignité autrement dit ce qui constitue le tissu même de nos vies.
Dans l’ensemble de son œuvre Edgar Morin a « socialisé » le deuxième principe de thermodynamique. L’immobilisme c’est la mort. La vie ne progresse que par le chaos et la fureur. Surtout elle évolue vers une complexité de plus en plus forte. S’il veut être pertinent et comprendre le monde en mouvement, notre regard doit non seulement voir le présent mais aussi et surtout voir nos évolutions inéluctables. Notre démocratie parlementaire si nécessaire soit-elle est insuffisante. Elle est même en voie de dévitalisation là où il y a un aplatissement de la pensée politique, un désintérêt des citoyens et surtout une incapacité à affronter les grands défis de l’ère planétaire.
A partir de mon expérience de praticien auprès des plus exclus, j’avais en son temps parlé de dyssocialisation, c’est à dire d’une socialisation en décalage, dissonante par rapport aux normes sociales. La désocialisation, l’anomie et jusqu’aux sans-dents contiennent une image négative par rapport à la socialisation. Pourtant, l’homme est un animal social et si l’on s’y arrête, on voit mal comment il serait possible d’être totalement désocialisé, surtout dans une grande ville. L’absence complète de tout rapport social semble impossible. Les Sans Domicile Fixe les plus installés dans leur vie marginale conservent encore une vie relationnelle même si elle est réduite. On peut en donner un exemple avec cette photo.
Dans le hall du Centre d’accueil et de Soins Hospitaliers de Nanterre (CHAPSA) deux personnes SDF patientent pour une consultation médicale. En attendant, un des deux se transforme en pédicure pour que l’autre ne pas souffre plus en se chaussant. On retrouve de l’échange social que ce soit à travers les organisations caritatives, avec « les bleus de la Brigade d’Assistance aux Personnes sans-abri », dans les rapports avec le voisinage dans leur territoire, avec le monde socialisé dans les activités de mendicité. C’est en travaillant autour de la pathologie du lien en particulier avec les travaux de Michel Maffesoli (1, 7-9) et d’Edgar Morin par exemple (2) que j’ai été amené à réfléchir sur la question de la postmodernité.
Aujourd’hui très peu de penseurs s’essayent à analyser les forces et les tensions à l’œuvre dans notre société et tentent de comprendre l’évolution qui est « en marche » aujourd’hui. Et ceux qui s’y essayent restent isolés et peu entendus. Les sociologues de la postmodernité considèrent qu’il existe une « atomisation » du lien social, mais qu’en même temps, ils retrouvent différentes formes d’agrégations éphémères. C’est tout à fait ce que j’ai retrouvé dans ma pratique quotidienne.
Des liens sociaux existent, mais ils sont de l’ordre de l’éphémère et du factuel, se nouant et se dénouant au gré des circonstances. Il s’agit peut-être de sentir une transition vers de nouveaux liens. On peut reprendre l’image suivante : Nous sommes sur un bateau en plein brouillard. Même le capitaine sur son gaillard d’avant est incapable d’apercevoir la terre promise. Il n’en reste pas moins que l’on est en route et que l’ancien monde est derrière nous » (9). La terre promise sera atteinte grâce à la solidarité de l’ensemble des marins et non plus sur le fait de compter sur un chef qui va les amener à bon port. C’est ce changement qui témoigne de ce que le lien social devient émotionnel. Il devient socialité et non plus société. Quand d’aucun parlent de désenchantement du monde d’autres au contraire parlent de ré enchantement avec cette nouvelle socialité. C’est une manière d’être où ce qui est éprouvé avec d’autres sera primordial. La socialité remplace la société. Elle est structurellement rusée, insaisissable d’où le désarroi des universitaires, des hommes politiques, des journalistes qui ne la comprennent plus.
Pour tous ces clercs avec la grille de la modernité le monde est incompréhensible voire irrationnel (la suprême injure…). Comment malgré tout ce qu’ils nous disent autant de citoyens votent pour les extrêmes ? Comment nous « les sachants » donnons des consignes de vote dont se contrefiche le citoyen de base ? Ce n’est qu’avec le « tribalisme » que l’on peut comprendre notre monde en mouvement. La connaissance toujours et à nouveau renaissante est en liaison avec l’état du monde et lorsque l’on oublie cela que le décalage inévitable entre la réflexion et la réalité empirique devient un fossé impossible à franchir. D’où la morosité, le cynisme ou autres forces de désabusement qui semble prévaloir de nos jours.
La postmodernité serait un mélange organique d’éléments archaïques et d’autres on ne peut plus contemporains. La synergie ou parfois la simple conjonction est observable entre d’un côté la recherche de petites communauté, ou de « néo-tribalisme », du souci du territoire, de l’attention à la nature, de la religiosité, du plaisir des sens et de l’autre le développement technologique, le poly culturalisme des grandes mégapoles, l’activité communationelle ou les divers syncrétismes religieux et idéologiques. Alors, ce qui est privilégié c’est moins ce à quoi chacun va volontairement adhérer que ce qui est émotionnellement commun à tous en un instant T.
Que soit lors d’une cérémonie religieuse, d’un match de football, d’un concert de Johnny Halliday, sur les routes du tour de France ou d’une rave party. Et même dans un service de suite et de réadaptation hospitalière lors des séances de kinésithérapie où s’opère une complicité entre les malheureux patients déficitaires. Une espèce de « communion », d’éprouvé ensemble, de « reliance » et de ce vivre ensemble de quelques jours se retrouve à travers des encouragements réciproques et des liens fugaces entre des patients qui vivent ensemble leurs difficultés à retrouver une intégrité le plus normale possible. Et en même temps qu’ils éprouvent ensemble la souffrance qui est nécessaire pour atteindre le but espéré.
L’économie de l’ordre politique fondée sur le progrès et l’activité laisse la place à « l’écologie » d’un ordre organique intégrant à la fois la nature et la proximité. Au Brésil chez les amérindiens par exemple, l‘individualisme n’est pas le fondement de leur développement. La structure de base est « la tribu » pour celles qui n’ont pas encore été exterminées. Cet « écologisme » connait de nos jours une vitalité étonnante. Nombre de questions se posent à travers la saturation du politique, le changement de valeurs, la faillite du mythe progressiste le resurgissement du qualitatif, l’importance que l’on peut accorder à l’hédonisme, au « carpe diem ». Si on ne prend pas ces éléments en compte alors on peut continuer à se lamenter sur les 30% de français qui ne votent pas et sur la montée des nationalismes et des extrêmes en Europe. Il est inexact d’établir un parallèle entre la fin du politique et le repliement de l’individu.
En fait la saturation de la forme politique va de pair avec celle constituant l’individualisme. On retrouve également la perdurance du souci religieux et la prégnance de l’image. On repère un changement de paradigme dans lequel on passe de la nature comme objet à la nature comme partenaire. Qu’on se rappelle le respect de la nature et des animaux des chasseurs-cueilleurs du Paléolithique et encore aujourd’hui de tribus indigènes qui vivent de la chasse et de la pêche.
Cependant il ne s’agit pas d’écologie politique dont on voit les limites aujourd’hui. Il s’agit plus d’une éco-sensibilité considérant que la nature est un partenaire avec lequel il faudra compter dans la survie de l’espèce humaine. Le tissu social contemporain ne s’élabore pas à partir d’un idéal à atteindre, d’un programme à réaliser. L’élection présidentielle nous a montré que les citoyens ont voté très souvent pour le candidat qu’ils considéraient comme le moins dangereux et non pas par adhésion à un programme. Le choix s’effectue au contraire à partir d’une vie matérielle proche, faite de choses anodines et concrètes où les sens, les sentiments et les émotions ont leur part (9).
En suivant les occasions qui se présentent en particulier avec internet, même le « célibataire » définit comme une personne vivant seule n’est pas sans liens sociaux. Il s’agrège à tel groupe, telle ou telle activité. Ainsi se constitue des « tribus » sportives, amicales, sexuelles, religieuses ou autres, chacune d’entre-elles ayant des durées de vie variables selon le degré d’investissement de ses protagonistes.
En guise de conclusion provisoire je dirai que ce n’est qu’en décrivant ces liens affectifs, presque sensuels dans l’apparent et le faussement individualisme que nous analyserons la société non pas telle qu’elle doit être mais telle qu’elle est. Il faut considérer que l’hyperrationnalisme est impuissant à expliquer le monde si on ne prend pas en compte l’éprouvé ensemble, le rituel, le tribalisme. Ce n’est plus le politique lointain où l’idéal rationnel du contrat social qui assure la solidité du lien social, mais bien le partage des émotions se vivant au jour le jour (10). Il faut redonner la place perdue aux rêves, aux mythes, aux rituels et aux symboles. En bref réhabiliter tout ce qui fait notre imaginaire.
Dr Jacques Hassin
2 juin 2017
1 – Maffesoli Michel : Le temps des tribus ; le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Librairie Méridiens Klincksieck (1988), 226 pages
2 – Morin Edgar : La voie : Pour l’avenir de l’humanité, éditions Arthème Fayard (2011), 308 pages
3 – Castel Robert : Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, éditions Fayard (1995), 474 pages.
4 – Lenoir René : Les exclus, un français sur trois, éditions du Seuil, 1989 (1974), 179 pages.
5 – Ricœur Paul : Avant la loi morale : l’éthique, in Encyclopédie Universalis, E 28.
6 – Lévinas Emmanuel : Le temps et l’autre, PUF, éditions Quadrige, 1991, 92 pages.
7 – Maffesoli Michel, L’éloge de la raison sensible, éditions Grasset, 1996, 279 pages.
8 – Maffesoli Michel. : Au creux des apparences, éditions Plon (1990), 300 pages.
9 – Maffesoli Michel : La contemplation du monde, éditions Grasset (1993), 236 pages.
10 – Maffesoli Michel : Le rythme de la vie : Variations sur les sensibilités post-modernes, éditions de La table ronde (2004), 220 pages.