Intervention de Bertrand Badré
« La finance s’engage, ceux qui font bouger la France »
16 mai 2017
A l’occasion de son lancement, le Club des Jeunes Dirigeants Financiers (CJDF) a convié Bertrand Badré, aujourd’hui fondateur et PDG de BlueOrange Capital, fonds d’investissement dans le développement durable basé à Washington.
Pour mémoire, Bertrand Badré avait rejoint en 2013 la Banque Mondiale en qualité de Directeur général et Directeur financier. Lors de l’exercice de ses fonctions, il a également représenté la Banque Mondiale au conseil de stabilité financière, contribuant à ce titre au dialogue international sur les normes et les meilleures pratiques financières. Préalablement, il est associé-gérant de la Banque Lazard à Paris puis prend en charge la Direction financière groupe du Crédit Agricole puis celle de la Société Générale. Il a de surcroît été le représentant personnel adjoint du Président Chirac pour l’Afrique et porte-parole du groupe de travail sur les nouvelles contributions financières internationales pour la lutte contre la pauvreté et le financement du développement qui a produit le rapport Landau. Il a également été membre du Panel mondial sur le financement de l’infrastructure de l’eau, présidé par Michel Camdessus. Il est enfin l’auteur de l’ouvrage Money honnie, préfacé par Gordon Brown.
Richard Deville, Délégué Général du Centre des Professions Financières, ouvre la séance en rappelant la double fonction d’utilité et de responsabilité de la finance vis à vis de la société.
Puis Rainier Brunet, Président du CJDF, présente les objectifs de ce nouveau Club qui vise à rassembler les jeunes dirigeants financiers et ceux qui aspirent à le devenir. Il insiste sur la nécessité d’être optimiste, de cultiver les talents, et d’utiliser les ressources. Il rappelle enfin le pilier européen du CJDF qui prévoit le lancement d’antennes en Europe et notamment dès le 6 juillet prochain, avec un lancement à Francfort.
Stanislas Betoux, Vice-Président du CJDF, rappelle à son tour l’importance d’une finance engagée et passe alors la parole à Bertrand Badré.
S’adressant aux jeunes dirigeants financiers, Bertrand Badré insiste tout d’abord sur l’importance, dans le déroulé d’une carrière professionnelle, de ne pas transiger avec ses valeurs et de garder le cap, même si le chemin doit se faire avec des détours. Il avance une formule sage : « Restez à l’écoute et gardez votre compas ».
Il rappelle ensuite que l’ensemble de sa carrière lui a permis d’avoir une vue globale sur la finance, y compris durant la bulle financière, son expérience à la banque mondiale lui ayant permis de porter un regard différent sur la crise :
- Son analyse n’était plus européo ou franco-centrée mais devenait
- un regard para-public
- depuis Washington,
- avec de surcroît la prise en compte des pays émergents.
- Un nouveau prisme de régulateur, en sa qualité de représentant de la banque mondiale au Financial Stability Board, lui a fait prendre conscience du poids relatif de la France dans un monde financier qui s’est élargi.
Il souligne également les modifications intervenues en matière de gouvernance mondiale. Ainsi, à titre d’exemple, alors que la France élisait son Président de la République, se déroulait également un autre événement d’envergure illustrant bien la mondialisation : le Forum de la Route de la Soie, organisé par la Chine, projet commercial d’envergure devant relier l’Europe et l’Asie et nécessitant d’importantes infrastructures.
Bertrand Badré rappelle ainsi, que ses 10 dernières années professionnelles en particulier cumulant une vision de banque d’affaire, de la banque universelle, du régulateur, avec un prisme européen puis mondial, lui confèrent une légitimité à s’exprimer.
Au cœur de son message, il précise que la finance est un outil formidable mais qu’elle ne doit être que cela, rappelant à l’occasion la sagesse populaire « l’argent est un mauvais maître et un bon serviteur ». Ainsi, l’emballement des marchés financiers de 2005 à 2007 a créé une véritable fracture (1). Il convient désormais de maîtriser à nouveau la finance pour recréer de la confiance dans nos pays et s’occuper de ce qui a du sens, à savoir la prise en charge du développement durable et du bien commun (2).
- Mécanismes de la crise financière de 2008
Bertrand Badré rappelle alors les dérèglements cumulés qui ont conduit à la crise :
- crise de l’innovation qui avait perdu le sens de l’utilité. Il s’agit désormais de rétablir une innovation utile et de comprendre à nouveau le lien entre ce que la finance conçoit et les effets de ces innovations.
- crise de la régulation et de la supervision : pendant les années précédant la crise de 2008, nous avons assisté à une chaîne de dérèglement éthique et technique. La notion de « light supervision » prévalait alors, en particulier dans les pays anglo-saxons. Le système de régulation était inefficient et sans autorité réelle pour imposer des bornes aux déviances.
- crise de la mondialisation : ainsi que le soulignait l’économiste Michel Albert, le social court derrière l’économique, renvoyant donc l’image d’une « mondialisation hémiplégique ».
La conséquence majeure de la crise réside dans la perte de confiance dans le « système ». En effet, lorsque les moyens financiers ont été mis en œuvre pour réparer les dommages potentiels, les intervenants majeurs de Wall Street ont été sauvés, alors que l’on a laissé tomber les petits intervenants. Pour illustrer ce propos, Bertrand Badré rappelle qu’à l’été 2008 en France, l’agenda politique tournait autour de la mise en œuvre ou non du RSA porté par Martin Hirsch. Or les sommes en jeu avoisinaient 1 milliard d’euros pour financer le soutien aux plus pauvres. Après la faillite de Lehman Brothers, en octobre 2008, il était bien difficile d’expliquer en France à l’opinion publique que les sommes mobilisées étaient des garanties de l’Etat qui en réalité a, au final, gagné de l’argent (le cas Dexia mis à part). Le plan français a mobilisé ainsi 420 milliards de dollars.
- Retrouver la maîtrise de la finance : une priorité
Bertrand Badré complète ses propos en indiquant qu’à ce jour, un modèle profitable mais équilibré en matière de finance n’a toujours pas été trouvé. L’investissement est chahuté par un environnement de taux bas amenant un comportement de recherche du rendement (« search for yield »), dans un contexte de renforcement des investisseurs institutionnels et de concentration croissante de ceux-ci. Il s’agit là d’un véritable changement alors que jusqu’à présent le modèle financier était plutôt organisé autour des banques.
Le point positif majeur reste que le système financier n’a pas explosé en 2008, mais Bertrand Badré souligne que le système financier n’a toutefois pas été vraiment repensé.
Il avance alors des pistes pour reprendre le contrôle de la finance, pour la réconcilier avec nos concitoyens et la rendre utile.
- Quelques pistes au quotidien :
- Il est indispensable d’être en prise avec les besoins des différentes populations.
- L’effort de remise à jour de la régulation doit être poursuivi tout en mesurant les effets.
- Des questions techniques doivent également être abordées sans tabou notamment en matière de pertinence des modes actuels de reporting ou la comptabilité en mark to market.
- La notion d’Integrated Reporting devrait être activement promue pour avoir des rapports courts de reporting permettant une compréhension plus intégrée.
- Des programmes dédiés d’éducation et de formation professionnelle doivent être mis en œuvre.
- Les principes de « l’accountability », de simplicité et intelligibilité doivent être au centre.
- La proximité et l’utilité de la finance sont deux notions qui doivent être mises en avant, y compris en abordant le tabou des rémunérations. Pour mémoire, la finance, qui n’a pas su se réguler elle-même, est la seule profession qui fait l’objet d’une directive européenne pour réglementer les rémunérations.
- Un projet : mobiliser la finance pour le financement du développement durable de notre planète
- Il convient de distinguer entre la notion de croissance (purement mathématique) et celle du développement (plus complexe). L’heure n’est plus à uniquement « faire du chiffre », mais bien plus à une mise en ordre vertueuse. La feuille de route issue de la Cop 21 est disponible comme celle des objectifs du développement durable et cela suppose un partenariat entre le public et le privé. Mais le chemin reste difficile car les suspicions public/privé/société civile sont réciproques. La finance doit en particulier être une « blended finance ».
- Il s’agit d’inventer les mécanismes qui permettront à la finance d’être un outil de la gouvernance et de la coopération internationales. Cette « universalité » de l’argent, déjà expérimentée lors des accords de Bretton Woods et du plan Marshall après la guerre, puis à nouveau après la crise de 2008, doit permettre de retrouver du sens. Ainsi, il faudra traiter des sujets mondiaux tels que le financement du commerce, du climat, du logement, du risque pandémique, etc…
Pour conclure son intervention, Bertrand Badré rappelle que nous sommes à un carrefour. Tous acteurs, nous pouvons donc choisir entre des économies en silo, avec une confiance absente, et une approche holistique qu’il pense possible. Le monde n’a jamais été aussi riche mais la richesse est mal partagée. Il convient donc de trouver un véritable accord entre l’univers public et l’univers privé, la société civile pouvant être l’arbitre. En effet, c’est bien la société civile, c’est à dire chacun de nous, qui élit les acteurs de l’univers public et c’est elle qui finance l’univers privé. Elle est donc au cœur du jeu.
Plein d‘enthousiasme, Bertrand Badré ambitionne de «changer le monde et pas uniquement de lancer un fonds éthique ». Il souhaite réellement faire de l’investissement éthique la norme et salue ainsi, par exemple, le démarrage des émissions de « Green Bonds » qui ont réellement démarré à partir de 2011-2012 alors qu’elles étaient quasi nulles entre 2008 et 2011.
Conclusion de France Audacieuse
La parole de Bertrand Badré est particulièrement précieuse et lumineuse.
France Audacieuse avait déjà souligné son intervention, à l’occasion des Entretiens de Royaumont de décembre 2016, sur le thème « Croyant et citoyen » dans la note de synthèse qui avait été publiée. https://www.franceaudacieuse.com/2016/12/10/entretiens-royaumont-croyant-citoyen/
Plus que légitime par son parcours et courageux par ses positions, son ambition de « changer le monde par la finance » est à saluer. Tous les acteurs responsables du secteur de la finance, dont certains des membres de France Audacieuse font partie, ne peuvent qu’appuyer cette approche pédagogique… voire messianique. La tâche est immense car l’opinion publique reste encore à convaincre de l’utilité de la finance et des leviers qu’elle peut représenter lorsqu’elle est utilisée à bon escient.
Depuis la place qui est la sienne, France Audacieuse s’emploie également à faire mûrir les mentalités en s’étant notamment fait l’écho du « Rôle de la finance dans la lutte contre le réchauffement climatique » dans une note publiée en décembre 2016.
https://www.franceaudacieuse.com/2016/12/15/finance-climat/
Le Centre des Jeunes Dirigeants Financiers, dont le lancement doit être salué, et le Centre des Professions Financières ont mis la barre haute. Cette intervention puissante de Bertrand Badré oblige les acteurs engagés de la société civile : France Audacieuse s’emploiera à faire rayonner son message en vous proposant notamment une fiche de lecture de son dernier ouvrage « Money honnie » qui sera publiée très prochainement.
Alexia Germont
28 mai 2017