BREXIT, ANYONE ? par Ariane Sauvage, depuis Los Angeles
La corde est donc tendue à l’extrême ces jours-ci sur les bords de la Tamise, entre les blanches falaises de Douvres et les rivages européens. Mick Jagger l’avait fort bien chanté en son temps : « Should I stay or should I go ? ».
Une question en balance depuis trente-quatre mois maintenant. Souvenez-vous, c’était le 23 Juin 2016 que les Britanniques ont voté par referendum en faveur de leur sortie de l’Union européenne, vote gagné avec 51,9% des voix par les Leavers : ceux décidés à quitter l’Union européenne, opposés aux Remainers : ceux désireux d’y rester.
Depuis…on reste tiraillé par les nouvelles contradictoires qui se bousculent au portillon des médias. Depuis, se sont passés des dizaines de votes cruciaux, d’innombrables rencontres au sommet à Bruxelles, des disputes sans fin au Parlement, récemment une marche d’un million de personnes dans les rues de Londres réclamant un nouveau référendum, et plus récemment encore les tentatives des députés pour reprendre la main dans les négociations contre le Premier ministre, Theresa May…C’est presqu’en baillant que l’on regarde aujourd’hui cette affaire aussi interminable que consternante. Consternante pour ceux qui restent attachés à l’Angleterre, son charme, ses réussites. Ou ses folies.
Tout autant consternante pour ceux qui restent attachés à une certaine cohésion de l’Europe et de son projet de libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Le départ du Royaume-Uni serait tout simplement le divorce d’avec un membre historique de l’Union européenne après quarante-quatre ans de vie commune. Et le premier départ dans l’existence de l’Union. Ce n’est pas rien.
De fait, pour certains commentateurs, c’est « l’évènement le plus important depuis la chute du mur de Berlin. » Mais selon un journaliste du Financial Times, la crise du Brexit, celle de la Catalogne et celle des gilets jaunes n’indique-t-elle surtout… celle de l’Europe ?
Pour d’autres, il est normal que les débats prennent autant de temps dans une nation si respectueuse de la Démocratie parlementaire. Bien au contraire selon Thierry de Montbrial, Président fondateur de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), interviewé récemment dans le Figaro : « Le Brexit est la caricature de l’inefficacité de la démocratie. Ce pays admiré pendant des siècles a joué à la roulette avec un referendum qui n’est pas dans ses traditions… » Dans un autre think tank, le GMF (German Marshall Fund), un analyste -vraiment pessimiste, celui-là- estime que « le Brexit avec toute sa banale futilité indique le retour de la méchanceté en Europe après une stabilité de 70 ans payée par l’Amérique. »
Pour les tenants du Remain , les partisans du Brexit sont des charlatans qui promettent un Londres transformé en Singapour sur la Tamise.
Pour ceux qui le soutiennent, c’est la perspective d’être enfin libérés des règlements européens. Une liberté qui, comme toutes les libertés, risque de se payer très cher. La BBC fait régulièrement état de tout ce qui pourrait changer, et manquer, surtout, si la rupture avait lieu.
Bref, tout le monde a quelque chose à dire sur la question, comme si elle était un miroir des composantes majeures de notre temps et de leurs ramifications. En fait de ramifications, ce serait impossible ici et trop long d’expliquer celles du Brexit, s’il a lieu, tant elles sont techniques et difficiles à évaluer.
Cela peut aller des partenariats militaires et sécuritaires stratégiques aux problèmes du commerce et des migrations en passant par la couverture de la Santé ou de nouvelles plaques d’immatriculation. Une seule certitude dans ce tourbillon : il n’y en a plus. Non plus qu’aucun analyste qui s’aventurerait aujourd’hui à faire des prédictions sur le futur proche ou lointain du Royaume-Uni.
Aussi est-il peut-être plus intéressant de se demander comment nos voisins d’Outre-Manche, certes connus pour leur excentricité mais pas du tout pour leurs imprudences idéologiques, ont pu en arriver là.
Il y a quelques semaines, j’ai eu la chance d’interviewer pour France Audacieuse un attaché parlementaire de la Chambre des Communes. Appelons-le Harry, ce jeune élégant qui travaille depuis cinq ans pour un député conservateur du Yorkshire et qui me reçoit, après les passages de sécurité d’usage, dans une tranquille salle de réunion de Westminster. Un thé chaud en main et pendant que le carillon grave de Big Ben égrène lentement les heures au-dessus de nos têtes, lui non plus ne se hasarde pas à faire des prédictions mais il retrace pour nous le chemin politique qui a amené le royaume au carrefour complexe où il se trouve aujourd’hui.
« Si l’on y réfléchit bien » explique Harry, « cela fait à peu près vingt ans que les frustrations dans les relations avec l’Europe montent en Angleterre chez les Conservateurs, lesquels ont toujours eu des donateurs affluents pour soutenir leur cause. Ils ont toujours considéré que l’Europe privait peu à peu le pays de sa souveraineté. Mais les Conservateurs modérés pro-européens n’ont pas tellement aidé leur cause non plus, en critiquant souvent l’Europe, sur la question des Droits de l’homme notamment. Les critiques sont montées peu à peu de différentes branches de la société, peignant l’image d’une Europe envahissante, mal gérée et détruisant notre indépendance.
Là-dessus, il y a eu la crise des migrants de 2015, lourdement relayée par les télévisions. Il est certain que cette crise a agi comme un catalyseur de toutes ces peurs et frustrations. C’est l’année où le UKIP : United Kingdom Independance Party a gagné le plus de membres.
Ce que je ne comprends pas dans tout cela, personnellement, c’est qu’il y a un point crucial qui n’a jamais vraiment eu sa place dans la plupart des débats politiques avant le referendum : comme le Royaume-Uni n’appartient pas à l’espace Schengen, nous avons avec l’Irlande le contrôle de nos frontières. Nous avons tous les moyens nécessaires pour refouler les émigrants si nous le décidions. Pourquoi les gens l’ont-ils oublié ? Un mystère de plus»
Quel a été l’impact politique de cette crise :
« Lors des élections générales de 2015, l’UKIP, qui est le parti populiste de droite radicale, le plus engagé dans l’action pour sortir de l’Union européenne, était donc devenu le troisième parti politique du pays. Mais en plus, deux membres du Parti conservateur ont fait défection et sont partis rejoindre les rangs de l’UKIP, lui donnant ainsi de facto deux sièges au Parlement. Une succession d’évènements qui a alerté notre Premier ministre de l’époque, David Cameron. Lors de sa campagne électorale de 2015, il a donc promis d’organiser le referendum pour s’emparer de la question européenne et bloquer la montée de l’UKIP. »
Une décision fatale pour sa popularité ?
« C’est vrai que tout le monde après les résultats l’a taxé d’arrogance et d’aveuglement. Mais personnellement je trouve difficile de tenir Cameron pour le seul responsable. Même moi, qui étais partisan de Remain, j’étais en faveur du référendum car comme beaucoup d’autres, j’ai pensé qu’en gagnant, nous aurions enfin une ligne claire sur laquelle on pourrait avancer, conforter notre place dans l’Union et faire taire les récalcitrants une bonne fois pour toutes. C’est l’un de ces cas de quitte ou double où si Cameron avait gagné, il aurait été considéré comme un remarquable stratège politique. Well…C’est raté ! »
Comment expliquez-vous cet échec pour les partisans du Remain ?
« C’est complexe. Il y a d’abord le fait que Cameron a probablement sous-estimé le nombre des partisans du Leave. Ensuite, de leurs côtés, les partisans en question ont fait une excellente campagne. Ils ont utilisé une tactique inspirée de la seconde campagne d’Obama, mais assez nouvelle chez nous. Ils ont fait appel à une société pour mener une « techcampaign » basée sur la création d’une banque de données électorales centralisée. Et ils ont ciblé sans relâche les trois millions d’électeurs qui votent rarement. Et cela a marché. Venus de nulle part…Ils ont gagné. Cela a été une surprise renversante pour nous tous. »
Est-ce par ailleurs la faute du système électoral anglais ?
(Rappelons que les citoyens anglais ayant quitté la mère patrie depuis plus de six mois n’ont le droit de voter que dans les élections parlementaires) :
«On pourrait débattre en effet que si tous les Britanniques, disséminés à travers le monde : Hong-Kong, Singapour, Australie, États-Unis, mais aussi en Europe, où se trouve la plus grande diaspora anglaise, habitués à voyager, aux échanges internationaux, avaient pu voter, les résultats auraient sans doute été différents. Débat théorique, mais légitime. De fait, si on autorisait les résidents et les expatriés à voter, on atteindrait presque dix millions de voix supplémentaires. Les citoyens du Commonwealth, en revanche, peuvent voter.
Je sais qu’il est coutume de penser que le Brexit reflète une opposition entre les villes et les campagnes, entre les gens éduqués et ceux qui le sont moins. Et bien sûr, il y a du vrai dans ces affirmations mais je pense que c’est une façon un peu paresseuse de regarder la situation. Il y a eu des études faites sur le vote des citoyens du Commonwealth, en répartissant les votes selon l’ethnicité, et par exemple il s’avère que 30% de la communauté asiatique a voté en faveur du Brexit. C’est beaucoup pour une population qui a profité en son temps de cette fameuse libre circulation des personnes.
Pourquoi ont-ils voté en ce sens ? Ont-ils toujours eu envie de quitter l’Union européenne ? Ou est-ce venu récemment ? Qu’y a -t-il eu dans leur vie qui les a menés à ce vote de rejet ? Je n’arrive toujours pas à le comprendre. Pour moi comme pour d’autres collègues, ce referendum passé avec une minuscule majorité de même pas 2% reste un échec d’une grande amertume »
Mais David Cameron était-il obligé de démissionner ?
« Non, David Cameron n’avait pas l’obligation constitutionnelle de démissionner. Mais le protocole du système politique anglais mène le leader à partir quand il perd un vote majeur. Chez nous il n’y a pas de Constitution écrite de toutes façons, ce sont les traditions qui indiquent la marche à suivre.
Après son départ, trois challengers étaient sur les rangs pour la direction du Parti, et donc le poste de Premier ministre : Boris (comprenez Boris Johnson, l’ancien flamboyant maire de Londres), Andrea Leadsom, Ministre de l’Énergie, et Theresa May, Ministre de l’Intérieur. Cependant, des rumeurs courent, selon lesquelles Boris aurait écrit à Cameron pour lui demander de rester, et que celui-ci aurait refusé pour se venger de lui et de son bruyant soutien en faveur du Leave. Toujours est-il que Boris a quitté abruptement la compétition.
Madame Leadsom avait ses chances, mais dans un interview au Times, elle a glissé avec beaucoup d’assurance que comme elle avait des enfants, cela faisait d’elle une meilleure candidate pour diriger le pays que son adversaire, Theresa May, qui n’en a pas…Inutile de le dire, c’est plutôt mal passé dans l’opinion. » sourit mon interlocuteur » Et c’est ainsi que Theresa May s’est retrouvée à la tête d’un des projets les plus complexes de notre Histoire. »
Quelle est votre perception de Madame May ?
«J’avoue qu’en tant que personne comme en tant que chef de Gouvernement, elle reste pour moi une énigme. Elle est très différente de Cameron. Contrairement à lui, qui était un maître en communication, elle n’aime pas se confronter à la presse, et encore moins aux réseaux sociaux, ni se mettre en avant. Elle est dotée d’un très petit cercle de conseillers et n’a pas un don naturel pour affronter le public.
Quand elle était Ministre de l’Intérieur, elle ne se mêlait guère aux autres membres du Parlement, ne faisait pas d’efforts pour venir saluer les nouveaux. Cela lui joue des tours maintenant car en tant que Premier ministre elle manque d’alliés. Sous certains angles, elle a des points communs avec Angela Merkel. Comme elle, Theresa May est la fille unique d’un pasteur, élevée dans une tradition de devoir, mariée et sans enfants.
Au referendum, elle a voté en faveur de l’Europe, puis s’est sentie obligée d’adopter une ligne dure sur le Brexit pour convaincre de sa crédibilité l’aile la plus à droite du Parti conservateur. Aussi a-t-elle souvent présenté à Bruxelles des conditions inacceptables pour l’Union. En vérité, personne ne sait vraiment ce qu’elle veut. Ce n’est ni bien ni mal, en fait, mais mélangé avec ces longs mois de tension, cela ajoute de la confusion à une situation qui en a déjà beaucoup trop. »
Ce qui n’a pas empêché cette grande fille de 1,73 m. aux boucles grises, lors de la conférence du Parti conservateur d’Octobre 2018, de se présenter un soir sur la scène des Tories en dansant sur la musique de « Dancing Queen ». Soupir de mon interlocuteur : « Énigmatique, je vous assure ! »
Serait-elle en faveur d’un nouveau referendum ?
« Pour le moment, elle n’en veut pas car elle estime que ce serait très anti démocratique. Et je comprends l’argument. Il y a eu un vote, il faut s’y tenir. Et elle sait très bien que ceux qui insistent pour avoir un nouveau referendum sont des partisans du Remain. De toutes façons in fine, ce sont les membres du Parlement qui auront le dernier mot. A eux de décider ce qu’ils veulent. »
En conclusion ?
« En conclusion, je pense que cette idée d’une cassure totale avec l’Europe est une idée folle. Cette vision d’un pays souverain et indépendant qui fait ses lois tout seul… cela n’existe plus. C’est une vision qui brille surtout à mes yeux par sa totale ignorance du monde global dans lequel nous vivons aujourd’hui. Cependant, l’aspect le plus triste de cette crise est que le pays est aujourd’hui profondément divisé et le raccommoder prendra beaucoup, beaucoup de temps. »
***
C’est étonnant comme ce Brexit a parfois des échos de drame shakespearien : batailles, mensonges, erreurs, traîtres, héros, décisions difficiles…tout y est.
Dans l’une de ses pièces, d’ailleurs, Shakespeare évoque parfaitement la situation qui doit être celle de Theresa May aujourd’hui : « Le repos ne vient guère, à la tête qui porte une couronne. » Mais de l’autre côté de Westminster, en son palais de Buckingham, que peut bien en penser l’autre tête couronnée, la vraie ?
La Reine, que la Constitution n’autorise pas à prendre parti sur les questions politiques, a trouvé le moyen de s’exprimer cependant : en Juin 2017, à la cérémonie d’ouverture du Parlement qu’elle a le devoir de présider, Elizabeth II portait un manteau et un chapeau aux couleurs bleu roi, le chapeau portant un cercle de fleurs dorées, et l’ensemble rappelait irrésistiblement…voyons voir…le drapeau européen, par exemple ! Une souveraine leçon de démocratie silencieuse.
Ariane Sauvage
12 avril 2019