« Femmes en politique aux Etats Unis », par Ariane Sauvage
Entre les scandales d’Hollywood et les outrances occasionnelles de la Maison-Blanche, cela fait plusieurs mois que la cause des femmes bouillonne outre-Atlantique, et à juste titre pour beaucoup. Cependant, l’élection de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis le 8 Novembre 2016, amplement commentée, décriée et attaquée, a occulté le fait que les législatives du même jour ont en fait plutôt servi l’avancement des femmes dans la constellation politique américaine. Sept d’entre elles en effet ont réussi à escalader des murs autrefois infranchissables.
Prenons par exemple Ilhan Omar, musulmane d’origine somalienne, ayant passé sept ans de sa vie dans un camp de réfugiés au Kenya, aujourd’hui élue dans le corps de la législature.
Ou Stéphanie Murphy, que la US Navy a sauvée, enfant, avec ses parents boat-people, première vietnamienne à être élue au Congrès ; Kate Brown, élue gouverneur de l’Oregon et première femme ouvertement bisexuelle à être choisie à ce poste ; Pramila Jayapal, originaire de Tamil Nadu, Inde, arrivée aux Etats-Unis à 16 ans, aujourd’hui siégeant à la Chambre des Représentants pour l’Etat de Washington.
Et pour finir, trois femmes élues au Sénat : Catherine Masto, petite-fille d’émigré mexicain et première Latina à entrer au Congrès, comme Sénatrice du Nevada. Kamala Harris, choisie par la Californie, troisième femme sénatrice de cet Etat mais première d’ascendance jamaïcaine et indienne. Et enfin Tammy Duckworth, sénatrice de l’Illinois.
Ainsi avance la vie politique américaine, avec un certain art du paradoxe, choisissant pour l’exécutif un grand blond aux yeux bleus, taillé dans le bloc Républicain, et explorant à pas prudents les immenses variations sociétales apparues depuis la Seconde Guerre mondiale en imposant dans le corps législatif des dames aux yeux en amande et aux cheveux bruns, toutes Démocrates.
Penchons-nous un peu sur le cas de Tammy Duckworth, qui semble conjuguer à elle seule la conquête de tous les impossibles.
Mrs Duckworth est née à Bangkok, Thaïlande en Mars 1968, d’une mère thaï et d’un père US Marine et ancien soldat dans la Seconde Guerre mondiale. La famille se déplace beaucoup en Asie du Sud-Est à cette époque, ce qui permet à la jeune Tammy d’apprendre le thaï et l’indonésien qu’elle parle couramment.
Puis, rentrés en Amérique, ils s’établissent à Hawaï où ils vivent dans une semi-précarité quand le père quitte l’Armée et ne retrouve pas d’emploi. Dans ses discours ultérieurs, la jeune députée rappellera souvent comment son frère et elle ont eu du mal parfois à diner à leur faim entre les allocations nourriture de l’Etat et les petits boulots enchaînés par leurs parents.
Elle a 22 ans quand jeune diplômée de l’Université George Washington, elle décide de suivre l’exemple paternel en entrant à son tour dans l’Armée. Devenue officier de réserve, elle s’oriente vers l’un des rares postes de combat proposés aux femmes et devient pilote d’hélicoptère. Elle entamait à peine les recherches pour son doctorat quand son unité fut envoyée en Irak, à la suite de la déclaration de guerre de George W. Bush. Mais le 12 Novembre 2004 sonne le glas de ses ambitions militaires, quand lors d’une mission de routine au-dessus de Bagdad, des résistants irakiens effectuent un tir de roquettes sur le Black Hawk dont elle est copilote.
Retirée de l’hélicoptère abattu au sol par ses camarades, même s’ils la croient morte, elle se réveille huit jours plus tard à l’hôpital militaire de Washington. A ses côtés, jour et nuit, son mari, lui-même major dans l’Armée. Bilan du drame : elle a perdu la jambe droite au niveau de la hanche, la jambe gauche au niveau du genou et en partie l’usage de son bras droit, déchiqueté par les éclats de grenade et recousu tant bien que mal. S’en suivent treize mois d’hôpital, ponctués d’une dizaine d’opération et de longues séances d’une rééducation que l’on ne peut qu’imaginer affreusement douloureuse : « Le jour où j’ai réussi à marcher trois mètres en deux minutes, j’étais épuisée. Et ravie ! ».
Ponctués de distractions, heureusement, avec d’autres grands blessés, en particulier ceux qui s’amusent à faire des t-shirts en imprimant leurs radios dessus. Elle en profite aussi pour interdire sa porte à Donald Rumsfeld, venu un jour en visite.
Et pour réfléchir à son avenir, entre autre en discutant avec d’autres vétérans ayant rejoint le service public. Dans des interviews, elle dira plus tard : «C’est vrai, j’aurais pu rentrer chez moi et pleurer toutes les larmes de mon corps. Mais c’aurait été une honte par rapport à tous mes camarades qui sont revenus dans cet hélicoptère pour me sauver la vie. Au péril de la leur. J’ai vraiment eu le sentiment que grâce à eux, j’avais obtenu une seconde chance. Qu’il ne servait à rien de penser à ce que j’avais perdu, qu’il valait mieux réfléchir à ce que je pouvais réaliser avec ce qu’il me restait. Chaque Américain a droit à une seconde chance.»
Son uniforme bardé de décorations, la jeune amputée de 36 ans toujours membre de l’Illinois Army National Guard (elle démissionnera en 2014 avec le grade de Lieutenant-Colonel) entre donc en politique.
Battue aux élections législatives de 2006, elle est enfin élue à la Chambre des Représentants en Novembre 2012 et à nouveau en 2014, siégeant entre temps dans différentes commissions dédiées aux Anciens combattants. Avocate acharnée des droits des soldats et vétérans, elle s’occupe par exemple de leur faciliter la réinsertion dans le monde professionnel ou de dégager de l’argent pour soigner les traumatismes, physiques et mentaux.
Barack Obama, un de ses grands supporters, l’avait d’ailleurs nommée Assistante-Secrétaire aux Anciens combattants, poste qu’elle a occupé de 2009 à 2011. De fait, d’intéressantes similitudes apparaissent dans les parcours de l’ancien Président et de la jeune sénatrice : Obama, lui aussi, a passé une partie de ses années de formation entre l’Asie du Sud et Hawaï, et c’est aussi l’Etat de l’Illinois, patrie du légendaire Abraham Lincoln, qui lui avait offert son premier grand poste national en l’élisant Sénateur en Novembre 2004.
Devenue experte dans les règlements juridiques des pensions et subsides militaires, dotée d’une voix sûre, d’une autorité indéniable et d’un sens de la répartie très rapide, elle ne manque certes pas d’humour dans ses interviews, d’autant plus que son sourire joyeux a l’art d’attirer les sympathies.
Mais malheur à ceux ou celles qui se moqueraient de ses valeurs ou de celles de l’Armée, ou tenteraient d’abuser des budgets de celle-ci. La sénatrice en chaise roulante peut se montrer très sardonique, si ce n’est impitoyable pour ce genre d’opposants.
Lors d’un débat de la campagne sénatoriale, le candidat sortant s’est permis de se moquer de ses origines thaïlandaises, elle lui a répondu que ses ancêtres s’étaient battus pour la Nation depuis George Washington (ce qui est vrai), et qu’elle était toute aussi fière de sa lignée maternelle. Bilan : elle a remporté son siège au Congrès avec 54% des suffrages. Depuis, elle est devenue l’une des voix les plus déterminées dans l’opposition à Donald Trump, rappelant qu’il a soigneusement évité d’aller servir son pays pendant la guerre au Viêt-Nam et ne cessant de s’opposer à sa politique étrangère ou aux lois sur l’immigration.
Donc, si nous récapitulons, cela fait de Tammy Duckworth, qui a eu 50 ans le 12 Mars, la première femme sénateur d’origine thaïlandaise et la première handicapée à siéger au Sénat. Enceinte de son second enfant, elle sera également la première femme à accoucher durant l’exercice de ses fonctions. Bien évidemment, dans sa dernière lettre d’information, elle annonce sans attendre que son prochain combat sera pour un congé maternité plus équitable envers les femmes qui travaillent.
Nul ne sait encore si l’Histoire se souviendra du nom de Tammy Duckworth ou de ses collègues femmes. En attendant, le courage et l’audace sont pour elles d’actualité tous les jours. Rendez-vous aux prochaines Présidentielles, le 8 Novembre 2020 ?
Ariane Sauvage
26 mars 2018