INDUSTRIE ET MADE IN FRANCE
Interview d’Audrey Régnier
Directrice générale de BOHIN FRANCE
“Maintenir en France une fabrication d’aiguilles est très compliqué car nous n’avons pas d’autres choix que de travailler sur les machines d’origine créées fin XIXème siècle.“
Audrey Régnier, Directrice générale de Bohin France
1 – Vous avez repris avec votre époux l’entreprise Bohin France en décembre 2017. Comment décririez-vous aujourd’hui l’activité de l’entreprise ?
Bohin France a aujourd’hui deux principaux métiers. Nous sommes tout d’abord le dernier fabricant d’aiguilles à coudre et d’épingles en France. Mais nous sommes également experts en négoce international de mercerie, avec 70 % de fabricants situés en Europe (dont en France) et 30 % dans le reste du monde. Au sein de ces 30 %, seulement 20% sont en Asie.
Une autre activité est également développée avec le parcours de visite de la Manufacture Bohin qui constitue un pôle de tourisme industriel. Chaque année, 15.000 visiteurs, hors année exceptionnelle liée à la crise sanitaire, s’intéressent à notre site de production et le visitent. Hervé Morin, le Président de la Région Normandie, l’a bien sur visité. Le tourisme industriel est clairement un axe de développement à poursuivre car cela améliore la rigueur de l’entreprise. C’est une étude de marché et une étude marketing à notre disposition !
En termes financiers, Bohin France est aujourd’hui en croissance maîtrisée, ce qui permettra de structurer l’architecture de l’entreprise pour l’avenir, tout en nous réinventant.
Après la crise de la mercerie en 2018, les chiffres réalisés en 2019 puis en 2020 sont en croissance pour être aujourd’hui stables aux alentours de 4, 2 millions d’euros par an. Les effectifs sont en augmentation depuis le rachat de l’entreprise en 2017 pour atteindre 44 salariés.
2 – Dans le secteur de la mercerie en pleine expansion, Bohin France est le seul fabricant en France d’aiguilles. Quelle est la cartographie de la production mondiale en la matière ?
Nous sommes très peu de fabricants dans le monde entier : outre Bohin en France, un autre fabricant est en Europe de l’Est puis les autres fabricants sont situés en Inde, au Japon et en Chine.
Nous sommes aujourd’hui avec des perspectives d’évolution, mais la véritable concurrence pour nous n’est pas au niveau de la production mais bien plus du négoce international, dans lequel nous avons un concurrent européen. Je m’explique…
Sur la production, nous sommes tellement peu à maîtriser ce savoir-faire délicat, que nous sommes plus dans une démarche positive et bienveillante les uns envers les autres. L’idée est impérativement de pérenniser le savoir-faire qui est devenu aujourd’hui extrêmement rare. Si celui-ci disparaît, en chaîne, ce sont alors de nombreux métiers qui seront appelés à mourir avec un risque préalable de dépendance à d’autres pays. Citons bien entendu la couture avec le prêt à porter, le luxe et la haute-couture, mais également les chaussures haut de gamme, l’ameublement, l’automobile avec la confection des sièges en tissu, les voiliers, la taxidermie, les relieurs, l’équitation avec les équipements pour les selles, etc…
3 – Comment maintenir une fabrication d’aiguilles en France ? Serait-il envisageable d’accroître les capacités de production en France ?
Maintenir en France une fabrication d’aiguilles est très compliqué car nous n’avons pas d’autres choix que de travailler sur les machines d’origine créées fin XIXème siècle. Elles sont magnifiques mais capricieuses, instables… et chères à réparer. Maintenir une fabrication est plus une volonté et un devoir éthique et moral. Ce n’est pas une décision rationnelle. C’est un choix coûteux.
Produire une aiguille c’est 27 étapes et 2 mois de production… ce qui représente l’équilibre entre un processus de fabrication qui nous permet de respecter notre cahier des charges en matière de qualité, et d’obtenir un coût de production acceptable pour l’entreprise.
Pour la matière première, pendant longtemps nous avons fonctionné avec des sur-stocks en France et en Europe et maintenant nous sommes à l’étude avec l’acier asiatique pour voir s’il correspond à nos attentes. Malheureusement, nous utilisons de trop faibles quantités pour intéresser les industriels français qui pourraient nous fournir de l’acier aux exigences attendues pour nos machines et nos produits, tout en respectant un coût acceptable pour des aiguilles et des épingles.
Bien entendu, nous pourrions envisager une robotisation de la fabrication. C’est techniquement possible, mais c’est un investissement immense que seule une volonté étatique pourrait vouloir impulser.
Il est donc difficile d’accroître les capacités de production en France, d’autant que les compétences en matière de maintenance des machines sont devenues très rares.
Quelques images du parcours de fabrication
Le Sciurage @Eric Breitbart
L’appérissage – Crédit photo : Léa Courbe
Le piquage – crédit photo Romain Chocart
4 – Comment organisez-vous la transmission du savoir-faire industriel ? Quels sont les acteurs institutionnels avec lesquels vous travaillez sur ce sujet ?
Il n’y a pas de transmission structurée aujourd’hui car l’équipe est jeune (entre 40 et 50 ans), mais c’est un sujet qui va se poser.
Le territoire vient de lancer un BTS Maintenance Industrielle qui est un premier pas vers la structuration d’une offre de formation. Si l’on veut pérenniser le savoir-faire à la fois de production et de maintenance des machines, il est impératif d’accueillir les jeunes qui sont vraiment passionnés. Les opérations de « job dating » locales permettent souvent de détecter les jeunes véritablement engagés et qui pourront s’épanouir dans l’industrie. Mais tous n’ont pas cette envie.
Récemment, nous avons été sollicités par un établissement bancaire qui organise une rencontre entre chefs d’entreprises et jeunes, notamment au travers du dispositif « Entreprendre pour apprendre ». J’y participe très volontiers. Ce sont clairement des opérations qui nous permettent de partager des valeurs avec les jeunes, de casser des clichés sur les chefs d’entreprise et rappeler que la valeur travail est loin d’être incompatible avec l’épanouissement personnel.
5 – Dans votre filière industrielle, pensez-vous que les consommateurs soient prêts à devenir des “ConsomActeurs” pour soutenir le made in France ?
Très bonne question… il existe une demande pour connaitre l’origine de fabrication des produits. Mais dans la mercerie, la réalité du marché est tout autre : ceux qui se développement le plus, ce sont les entrées de gamme car les gens regardent en premier lieux le prix et non pas la durabilité qui est un meilleur calcul.
Les consommateurs qui prônent l’exclusivité des achats en made in France ont une visibilité accrue sur les réseaux sociaux et c’est bien – je fais moi-même très attention à mes achats -… mais ce n’est pas la réalité du marché.
De plus, je fais une distinction importante : le 100% made in France et l’entreprise française. Compte tenu de nos métiers chez BOHIN France, je ne prends pas position pour le 100% made in France car c’est en effet un devoir, notre ADN, mais c’est aussi un coût. Pour toutes les entreprises made in France avec des produits de grande consommation et surtout celles qui sont anciennes avec des méthodes de distribution traditionnelles, il faudrait donc développer des nouvelles méthodes de distribution en B to C pour que le Made In France soit économiquement attractif pour les clients et puisse supporter la concurrence.
6 – Bohin France a récemment obtenu le label “Entreprise du Patrimoine Vivant”. Quels sont les atouts de ce label ? Son attribution vous ouvre-t-elle des portes à l’international ?
Ce label d’Etat a été obtenu en octobre 2020 dans une période chamboulée par la crise sanitaire. Il est donc trop tôt pour dire si cela ouvre des portes à l’international. Mais clairement en France, le label EPV intéresse les entreprises qui recherchent un savoir-faire. Le développement de la politique RSE au sein des entreprises est aussi une bonne motivation pour se tourner vers des entreprises labellisées EPV. A l’export, nous constatons également que le savoir-faire français aiguise la curiosité et l’intérêt… ce label officialise et formalise notre travail et notre entreprise de façon plus globale.
Nous avons insisté sur les conditions d’obtention du label qui, au sein de l’entreprise, est un accélérateur de fierté pour les salariés. Ce label d’excellence est aussi valorisant pour nos clients.
Mais aux USA, où on réalise 15 % du CA, c’est un gage supplémentaire de qualité. C’est de la rassurance aujourd’hui et demain nous ouvriront certainement d’autres portes grâce à ce label.
7 – Pour faire face aux conséquences de la pandémie de Covid 19, le gouvernement a annoncé un plan de relance conséquent. Pouvez-vous bénéficier de cet appui, et selon quelles déclinaisons ?
Oui, nous allons pouvoir bénéficier du plan de relance au travers du chèque export (2000 euros pour une prestation à hauteur de 50%), du VIE et sur l’aide à l’apprentissage. Nous avons à ce titre accueilli 2 alternants en plus depuis septembre 2020.
En revanche, il y a un oubli sur les EPV qui travaillent sur des machines ancestrales qui ne peuvent pas moderniser ou robotiser leur outil de production.
Nous avons remonté le point auprès du Président des EPV qui est particulièrement actif. Nous espérons vivement que cet oubli sera réparé car c’est crucial pour nous.
8 – Plus généralement, vous heurtez-vous, au quotidien, à des lourdeurs administratives ?
Sans langue de bois, oui nous rencontrons une lourdeur administrative sur certains sujets.
Un exemple me vient à l’esprit : pour les contrats aidés pour les jeunes de moins de 26 ans … nous avons joué le jeu avec la Mission Locale avec le recrutement de 3 jeunes sur le territoire avec une embauche à la clé. Mais comme l’entreprise était en congés pendant 3 semaines, on les a fait signer en décalé le contrat … bref, pour une question purement administrative de date, les aides (2/3) ne nous ont pas été accordées, en dépit de notre contestation du refus.
C’est très démotivant …
9 – Comment accueillez-vous la mise en place du Haut-Commissariat au Plan ?
Avec beaucoup de surprise car je regarde de près l’actualité économique et pourtant… je dois dire avec beaucoup de transparence que cette nouvelle m’avait échappé.
Sur le fond c’est intéressant d’avoir un établissement de prospective, mais j’espère que cela débouchera sur des actions concrètes.
10 – Vous êtes une femme engagée dans le maintien des savoir-faire industriels en France. A l’aune de votre expérience de terrain, quelles pistes de réflexion proposeriez-vous pour maintenir puis développer à nouveau un maillage industriel dans nos territoires ?
Pour maintenir et développer une industrie en France, il faut tout d’abord se demander si on a des débouchés sur nos productions, et si oui, à quel prix. Pouvons-nous soutenir la concurrence ou nous positionner sur une niche d’extra qualité à forte valeur ajoutée ? Ce questionnement est trop souvent oublié dans la démarche.
Ensuite, il faut regarder du côté des financements et de la main d’œuvre. Le financement participatif est certes très en vogue mais ce n’est pas la solution. On prend trop facilement l’exemple de success story mais ces marques qui ont réussi avaient beaucoup d’autres qualités pour réussir ! Il faut des financements structurés. Quant à la main d’œuvre, il faut s’interroger sur l’existence ou non des savoir-faire pour réindustrialiser. Les avons-nous ? La main d’œuvre doit être efficace et formée. Tout un chantier.
Enfin, une politique nationale doit venir poser un cadre efficace. Un exemple me vient en tête : en Allemagne, quand une entreprise allemande participe à un salon, elle est très aidée par l’Etat. C’est la raison pour laquelle de très nombreuses entreprises allemandes participent aux salons internationaux sur son propre territoire, lui-même très actif en matière de salons. En France, c’est 100% de notre poche… Certes, la Région Normandie a une politique active en matière d’Exportation et nous pouvons bénéficier de l’opération « Impulsion Export ». Mais au niveau national, voilà une piste de réflexion pour aider les entreprises dans leur démarche de prospection.
En tous cas, être une femme engagée dans le maintien des savoir-faire industriels en France est un combat de tous les jours… en essayant de rester objective.
Propos recueillis par Alexia Germont, présidente fondatrice de France Audacieuse
Publication le 8 mars 2021
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