Cycle Industrie 2ème partie : L’exemple industriel japonais
par Robert Mazaud, ancien dirigeant de Vauban Partenaires en collaboration avecAlexia Germont, Présidente fondatrice et Nathalie Kaleski, Secrétaire Générale de France Audacieuse
La première partie de cette étude, publiée sur le site de France Audacieuse le 1er mars 2021, était consacrée à la cartographie du déclin industriel français. Cette deuxième partie porte, quant à elle, sur l’exemple industriel japonais. La troisième partie de l’étude sera publiée le 29 mars prochain et analysera la gouvernance industrielle française. A l’issue de cette étude en trois parties, des propositions audacieuses mais réalistes seront publiées.
1. Le cas du METI japonais
Comment l’Etat français n’a-t-il pas anticipé une telle catastrophe économique ? De quels outils aurait-il dû se doter pour aider l’industrie à se développer et à conquérir des marchés ?
En posant ces questions, on se tourne évidemment vers le Japon et le fameux MITI, devenu METI en 2001, qui a énergiquement contribué à soutenir la recherche appliquée, la puissance industrielle japonaise et sa compétitivité dans le monde.
Véritable arme de la guerre économique, la puissance industrielle japonaise a été bâtie dès la défaite du pays en 1945 comme une revanche sur l’histoire.
De très nombreux ouvrages et articles de presse ont été consacrés au MITI[1]. Cette étude n’a pas pour objet de présenter dans le détail ce puissant organe de pilotage de la politique industrielle japonaise. On pourra comprendre à travers les différents ouvrages et parutions, l’effort considérable des gouvernements et de la société japonaise pour mener les réformes institutionnelles et soutenir la connaissance et l’innovation.
La création du MITI date de l’année 1949. Il concentre tous les efforts de la reconstruction et du développement économique du Japon. Dans un premier temps les industriels développent les technologies importées. Ensuite le MITI canalise les projets de recherche et la coopération entre Etat, entreprises et universités.
L’action du MITI a été décrite par le professeur Alain Marc Rieu dans les termes suivants :
« Le MITI organise le développement économique afin de réguler la compétition « négative » entre les entreprises. Il collecte l’information stratégique (identification des techniques, des marchés et des nouveaux produits, des intermédiaires et des réseaux de distribution) ; surtout il met à disposition des entreprises les dernières techniques pour qu’elles soient adaptées, perfectionnées et adoptées par les firmes » Alain Marc Rieu.[2]
L’accent est mis sur l’innovation, privilégiée par rapport à la recherche fondamentale.
L’objectif est de donner à concevoir et à développer des nouveaux produits par les entreprises japonaises. Les marchés visés sont toujours les marchés mondiaux.
« Il s’agit exactement d’une politique industrielle reposant sur un développement technologique national » selon Alain Marc Rieu.
La mise en œuvre d’une telle stratégie a été possible grâce à des réformes institutionnelles importantes, favorisant notamment une grande proximité entre le ministère de l’éducation (MEXT) et le METI. Ces deux ministères reçoivent 80% des budgets de recherche[3]
Les choix technologiques qui ont été faits se sont appuyés sur la potentialité des technologies et leur utilité au niveau de la société. L’informatisation et le « tout-communicant » ont été les fers de lance du développement industriel.
En ce qui concerne l’application de ces technologies, les orientations ont visé en priorité la satisfaction des besoins individuels. Cette préoccupation a été notamment portée dans le secteur des télécommunications, soutenue par une recherche appliquée très pragmatique. Dès 1968 le groupe de télécommunications qui allait devenir NTT lança le premier service de messager « pocket bell » qui connut un très grand succès. Il fut très apprécié des professionnels comme du grand public. Cela préfigurait l’adoption du téléphone portable quelques années plus tard. Par la suite les développements se sont poursuivis. On doit notamment au Japon l’intégration de nombreuses technologies dans le téléphone comme celle de l’appareil photo, du GPS, du RFID (identification par radio fréquence) et du récepteur de télévision numérique.[4]
L’économie du Japon a traversé des crises, notamment dans les années 90. Elles avaient surtout pour origine des difficultés monétaires sur fond de pression américaine. L’année 2014 a également vu un ralentissement des investissements publics dans l’industrie.
Malgré les crises, le modèle du développement industriel japonais a été maintenu. Pour les Japonais, la constance est le maître mot en matière de politiques publiques.
Ces politiques publiques et la coopération entre industrie et universités se sont traduites par la constitution d’un grand nombre de groupes industriels très puissants.
Pour comprendre l’évolution de notre industrie, nous devons nécessairement la comparer avec les plus performantes, en particulier avec l’industrie japonaise qui fait figure de modèle, mais aussi avec celles d’autres pays européens. Nous ne le faisons pas suffisamment. Nous avons tendance à imaginer des solutions franco-françaises pour notre redéploiement industriel sans vraiment chercher à savoir où nous en sommes, secteur par secteur, par rapport aux nations les plus avancées.
Il est donc indispensable de bien connaître les industries concurrentes. Ce long travail complexe mais passionnant doit absolument être entrepris par les autorités de notre pays. Pour se convaincre de l’utilité de cette démarche on pourra simplement faire une petite « ballade » sur internet et constater l’importance des entreprises japonaises, leur puissance et leurs positions de leaders mondiaux dans de très nombreux domaines.
Parmi elles : Sony, Panasonic, Nikon, Ricoh, Yamaha, Suzuki, Kawasaki, Fanuc, Mazak, Toshiba, Kubota, Hitachi, Fujitsu, Canon, Epson, Daïkin, Ebara, et bien sûr Toyota, Honda, Nippon Steel, Mitsubishi et quelques autres.
Prenons quelques cas d’entreprises moins connues du grand public que ne le sont Sony ou Toyota.
Par exemple Mazak, le leader mondial des centres d’usinage et des machines-outils pour l’usinage du métal. Son chiffre d’affaire est de l’ordre de 2 milliards de dollars. Elle emploie environ 8000 personnes. Son président indique que l’innovation est au cœur de sa stratégie car l’avance technologique est remise en cause tous le 5 ans. Ses usines de production de machines sont implantées aux USA, en Grande Bretagne, à Singapour et en Chine (2 usines) en plus du japon bien entendu. A comparer avec l’industrie français de la machine-outil dont il a été question dans la première partie de la note !
Autre exemple, celui de la société Ebara (4,4 milliards de dollars de chiffre d’affaire, 16.500 personnes), leader mondial de la fabrication de pompes. Il y a presque 40 ans, l’auteur de cette note a effectué une étude de ce secteur couvrant une large gamme de produits allant des petits matériels pour le grand public jusqu’aux machines installées sur les circuits des centrales nucléaires. Déjà à cette époque, le leader Ebara fabriquait à lui seul 10 fois plus de matériels standards que toute l’industrie française regroupant plus d’une quinzaine de sociétés. De là les questions cruciales habituelles d’économie d’échelle et de compétitivité se posaient, désavantageant fortement notre industrie. Des regroupements et des spécialisations d’entreprises françaises ou européennes auraient sans doute dû être faits bien plus tôt.
On pourrait aussi prendre le cas de la société Yamaha que tout le monde connaît pour ses motos et ses moteurs de bateaux de plaisance dont cette société est un des leaders mondiaux. Dans le domaine des motos qui pourrait faire l’objet d’une étude spécifique, observons que la domination japonaise n’a pas tout éliminé car il existe encore des fabricants en Europe : en Allemagne (BMW), en Italie (Ducati – groupe Audi et Aprilia), en UK (Triumph), en Autriche (KTM) et en Espagne (Rieju). Il ne reste plus rien en France à l’exception de quelques tentatives courageuses pour essayer de sortir de l’anonymat.
A coté de cette activité pour les passionnés de mécanique et de performance, la société Yamaha est aussi un leader mondial des instruments de musique. Des métiers à l’opposé sur le plan culturel peuvent donc ainsi cohabiter dans un même groupe ! Yamaha est le leader mondial de la fabrication de pianos (classiques, silent, numériques) mais aussi de tout une série d’instruments à vent (clarinettes, flutes, saxo…) et de guitares. Il y a encore 40 ans la France était encore un fabricant de bons pianos. Ils ont pratiquement totalement disparu après plusieurs regroupements d’entreprises en difficulté.
Le schéma de la disparition de notre industrie est illustré par ces quelques comparaisons avec le Japon. Elles pourraient être multipliées à des dizaines, voire des centaines de produits ou de secteurs. Ce constat montre qu’il y a sans doute un problème culturel en France, notre industrie ayant sans doute davantage « fonctionné » comme un artisanat plutôt que comme une industrie véritable (sauf dans des secteurs où l’Etat s’est impliqué lourdement ou dans quelques autres secteurs comme le luxe où les groupes français ont su industrialiser le savoir-faire français ; mais les cas nous semblent assez rares).
La prise de risque n’a pas été faite en termes d’investissement et d’industrialisation pour de multiples raisons, parmi lesquelles des actionnariats familiaux compliqués, l’absence de connaissance et/ou d’envie d’aller sur des marchés mondiaux et les financements en fonds propres difficiles à trouver quand on ne se positionne pas sur des secteurs à la mode. Il ne suffit donc pas de « crier » uniquement aux coûts salariaux trop élevés ou à la trop lourde fiscalité française, réalités qui bien entendu ne peuvent être niées et qui participent de la destruction de notre industrie.
Depuis plus de 40 ans la France s’est endormie sur sa prétendue puissance industrielle sans voir venir les coups. Pourtant les alertes n’ont pas manqué. Par exemple, comment ne pas prendre conscience qu’il se « passait quelque chose » lorsqu’on voyait le déferlement des appareils photos japonais dans nos magasins dans les années 70 et 80 ? On pourrait dire la même chose de l’importation de plein d’autres produits au cours de ces mêmes années. Ils étaient le signe évident de notre dépendance croissante et de notre perte de capacité. Par ailleurs les études et les publications sur le METI ont été très nombreuses. Ce sujet était déjà enseigné dans les business schools dans les années 70 à 80. La formation de nos hauts fonctionnaires devrait s’inspirer davantage de ce qu’on y enseigne : une connaissance et une expérience étendue du business est indispensable pour décider des politiques publiques.
Même si la volonté politique existait en France et faisait consensus de manière durable, c’est-à-dire pendant des dizaines d’années, nous n’allons pas construire un équivalent du METI facilement et rapidement en raison des différences culturelles de nos deux pays. En revanche il y a la nécessité incontournable de reconstruire sans délai une partie de notre industrie sur la base des technologies que nous maitrisons, en ayant le souci absolu de l’innovation produit et de l’industrialisation en nombre pour des marchés mondiaux.
Nous abordons maintenant un autre domaine, considéré comme d’avenir, et pour lequel nous ne sommes à nouveau pas très bien partis : la robotisation.
- Focus sur la robotisation
Les grands groupes industriels japonais ont été sollicités par l’Etat japonais pour porter le développement de nouvelles technologies, en particulier dans la robotique.
Le Japon a implanté beaucoup de robots dans ses usines depuis plusieurs décennies. Il est très en avance dans la phase de robotisation de son industrie qui s’est faite avec assez de facilité, en favorisant la promotion et la formation des ouvriers remplacés par les machines. L’industrie japonaise a été un terrain idéal pour la robotisation de son industrie dans la mesure où, en plus de sa forte industrie automobile, elle a de très nombreuses productions de grande série dans de nombreux secteurs.
- Le Japon détient plus de 60% des brevets mondiaux dans le domaine robotique.
- Une dizaine de groupes industriels sont actifs dans le domaine robotique, parmi lesquels Fanuc, Yaskawa, Toshiba pour les robots industriels et Hitachi, NEC, Matsushita et Toyota pour les robots principalement domestiques.
- Sans langue de bois
En France, on s’interroge encore trop souvent sur l’opportunité d’installer des robots dans nos usines, même si bien entendu l’industrie automobile française a aussi déjà fait ce type d’investissement depuis longtemps. Aujourd’hui les Japonais passent de plus en plus à la robotique domestique avec une technologie dite humanoïde.
2. Le robot : un produit d’avenir
Le marché mondial des robots industriels en 2019 a été de 16,2 milliards de dollars. Les études de différents organismes dont La Commission Européenne estiment le marché annuel des robots de 90 à 100 milliards d’euros d’ici 10 ans[5]. En 2017, le nombre de robots industriels vendus dans le monde a été de 381.000.
Les cinq pays qui ont implanté le plus de robots industriels sont dans l’ordre la Chine (138.000), le Japon (45.600), la Corée du Sud (39.700) les États-Unis (33.200) et l’Allemagne (21.400). Pendant cette même année la France a installé 4.900 robots industriels, soit 4 fois moins que l’Allemagne et presque 10 fois moins que le Japon[6].
Les principaux fabricants de robots sont des entreprises japonaises. L’Europe compte deux entreprises puissantes :
- En Allemagne : Kuka
La société réalise plus de 3 milliards d’Euros de chiffre d’affaires. Elle a connu une croissance très importante ces dix dernières années. Elle a été rachetée par une entreprise chinoise en 2016. Ce n’est certainement pas le fait du hasard ! Cette opération a suscité un très grand émoi en Allemagne, ce qui a conduit à la mise en place d’un dispositif anti-OPA par le gouvernement allemand.
- En Suisse : Stäubli
La société Stäubli a une filiale de conception et de construction de robots installée à Faverges en Haute Savoie, où les ingénieurs, techniciens et ouvriers français prouvent qu’ils sont parfaitement aptes à entrer dans cette technologie avec succès. Dommage que nous n’ayons à l’heure actuelle qu’une si petite part de cette industrie !
- En France : des laboratoires de bonne réputation et quelques PME…
Le cas de l’entreprise Aldebaran, fabricant de robots humanoïdes français est très emblématique. Créée par un ingénieur français, elle a connu des difficultés financières a un moment charnière de son développement. Elle a été rachetée en 2015 par le japonais Soft Bank Robotics. Le robot Pepper se vend maintenant à des milliers d’exemplaires au Japon et en Europe, alors que la robotique grand public était considérée comme utopique et trop risquée dans notre pays. On s’est inquiété en France de la possible disparition d’Aldebaran, mais uniquement après son rachat par Soft Bank !
Si une ou plusieurs entreprises françaises réalisaient dans ce secteur un chiffre d’affaires d’un milliard d’euros dans 10 ans, nous serions certainement très satisfaits en tant que français. Cela ne représenterait malgré tout qu’un pourcent du marché mondial. Mais nous ne semblons pas très bien partis pour atteindre ce modeste objectif.
En synthèse, ce sujet est évidemment à approfondir très fortement pour voir notamment comment la France pourrait s’inspirer de ce modèle. Ce qui est certain et parfaitement mesurable, c’est son efficacité. Le Japon a une avance très significative dans de nombreux produits et technologies d’avenir. Il est menacé par la Chine qui cherche le plus possible à maitriser les technologies, soit en les « accaparant » soit en les développant elle-même.
A l’inverse la France cède ses technologies ou les laisse disparaître poussée par une mondialisation, voulue ou subie, qui devrait être adaptée en fonction des situations, en particulier de la position de faiblesse de notre industrie. La mondialisation est sans doute très intéressante pour ceux qui dominent et beaucoup moins pour ceux qui sont dominés.
Le Japon comme la Chine ont à cœur de « piloter » leur industrie. Et qui l’eut cru, le parti communiste chinois est devenu un super METI !
Et la France ?
Après cet aperçu des transformations réalisées par la société japonaise pour être à la pointe de la connaissance, de la technologie et de l’innovation et surtout d’en avoir mesuré le résultat par quelques exemples connus ou moins connus, il convient d’examiner ce que nous avons fait en France et de quels moyens nous nous sommes dotés.
Au-delà de cet inventaire, il faut aussi et surtout se poser la question de savoir si nous avons bien pris conscience, au niveau des leaders d’opinion et au niveau collectif, des formidables conquêtes réalisées par d’autres en nous laissant très souvent désarmés.
[1] Bibliographie des parutions sur le METI dans CNRS Editions.
[2] Jean François Sabouret « L’Empire de l’intelligence. Politiques scientifiques et technologiques du Japon depuis 1945 » et en particulier le chapitre 10 d’Alain-Marc Rieu- CNRS Editions
[3] Le Japon comme « société de connaissance », Professeur Marc Alain Rieu (ouvrage déjà cité)
[4] On lira avec intérêt le chapitre de Karine Poupée (page 90 du livre de jean François Sabouret) qui explique avec beaucoup de finesse la méthode du développement des innovations au Japon. Elle est toute de pragmatisme et d’efficacité.
[5] Source IDATE DigiIWorld, Robotics, May 2019
[6] Article Usine Nouvelle octobre 2018
Publication le 15 mars 2021