Colloque Institut Friedland le 26 janvier 2017
“Création de valeur et numérique :
face au risque d’un monde dominé par quelques entreprises, quelles perspectives ?”
Introduisant la session, Thierry Philipponnat, Directeur général de l’Institut Friedland, précise que le thème « création de valeur et numérique » pose beaucoup de questions. Cette session a pour objet de réfléchir aux perspectives. Au contraire de l’économie traditionnelle, l’économie numérique semble en effet fondée sur la position dominante et l’externalisation des facteurs capital/travail pour plus d’agilité ; il y a ainsi un phénomène d’hyper concentration de la valeur sur très peu d’acteurs : les stars raflent la mise.
Au cours des deux tables rondes, les intervenants ont abordé différentes questions posées par l’économie numérique: Est-on face à une nouvelle façon de faire du business, à une manifestation de génie économique, de génie disruptif ou face à un génie barbare qui détourne les différents éléments des actifs ? Les schémas anciens sont-ils obsolètes ou pas ? Quelle vie est-elle possible pour les entreprises-satellites des gros acteurs du numérique et que doivent faire les pouvoirs publics ? Peut-on voir émerger en Europe ou en France des champions mondiaux du numérique ?
Table ronde n°1 animée par Jean-Luc Biacabe, Chef Economiste, Institut Friedland: la plateforme numérique est-elle l’avenir de l’entreprise ?
Vincent Champain – Directeur général, Europe Foundry, GE Digital– a rappelé que General Electric (GE) a été créée il y a 124 ans, et déjà sur la base d’une technologie disruptive: l’électricité. Puis il a présenté la stratégie de mouvement et d’investissement de GE, précisant qu’il fallait aller vite : l’avantage est au first mover. GE propose une plateforme BtoB payante ce qui permet aux acteurs de garder leurs données à la différence des plateformes BtoC habituelles. Ainsi la valeur de la plateforme est à 95 % chez l’utilisateur. Il considère en revanche que le cloud souverain n’est pas utile ni rentable : il y a une question de masse critique et la France a peu de chances de gagner. Il n’est pas question non plus de refaire un second Google.
Jean-Rémi Gratadour – Directeur exécutif du Centre Digital, HEC Paris – a ensuite indiqué que les données étaient le pétrole du XXIe siècle et souligné le besoin de supercalculateurs pour en extraire toute la valeur. Dans l’analyse des data, il y a en effet un renversement copernicien : on lance des algorithmes qui vont traiter les données et parfois valoriser ces gisements. Ce sont les entreprises comme Microsoft, IBM ou Google qui ont une capacité de calcul, qui possèdent cette valeur. Et cette création de valeur va de plus en plus s’appuyer sur le traitement par ces entreprises qui ont les moyens de traiter les data. Cependant il y a une limite à cette hégémonie possible. Ainsi, Amazon n’absorbe pas tous les commerces car le client final fait intervenir des critères autres que monétaires : il demande un supplément d’âme.
Véronique Torner – Co-fondatrice et Présidente d’Alter Way, Présidente d’Open CIO Summit, Membre du Conseil national du numérique– a souligné qu’il était nécessaire de savoir ce que les plateformes font des données et quelle sera la position de la nouvelle administration américaine sur la neutralité du net. C’est un des fondamentaux d’Internet, à savoir la garantie de transmission quelle que soit l’origine des flux, et un principe fondateur important, sinon ceux qui ont le plus d’argent pourront seuls avoir l’accès ; or les opérateurs ont tendance à vouloir discriminer. C’est donc un sujet économique, technologique et également politique. De plus, les grands acteurs du numérique sont de vrais trous noirs car ils sont attractifs à tous points de vue (des talents et des capitaux) et peuvent ainsi assécher l’économie.
Elisabeth Bargès – Directrice politiques publiques, Google France – évoquant la critique souvent adressée à Google d’hégémonie, est revenue sur l’histoire de cette entreprise, créée en 1998 et dont l’objet était le développement d’un moteur de recherche. L’innovation de ce moteur de recherche était notamment la présentation sous forme d’index. Mais c’est seulement en 2000 que l’idée est venue de mettre des publicités sur la page : ce n’est donc pas à coup de capitaux que Google s’est fait ; ce sont les internautes qui ont fait la différence. L’autre innovation est qu’il s’agit d’un modèle de publicité qui n’est payante que si l’internaute a cliqué sur le site. Pour le reste il n’y a rien de nouveau et Google a rencontré aussi des échecs : Google+ et Google glass. Il ne faut donc pas « sur-fantasmer » sur la puissance des plateformes : le numérique laisse en effet la place à tout un marché de niches. Quant aux données collectées, leur utilisation n’est faite par Google que si l’internaute a un compte Google et en ce cas il existe un service « data libération » qui permet aux internautes de récupérer leurs données le jour où ils ne veulent plus utiliser les produits Google.
Table ronde n°2 animée par Thierry Philiponnat, Directeur, Institut Friedland : Face au risque d’une économie à deux vitesses, quelle action économique publique et privée ?
Jérôme Hervé – Senior Partner et Managing Director, Boston Consulting Group- a précisé que le phénomène du winner takes all n’existe pas si on change de perspective ; on s’aperçoit alors qu’il n’y a en fait pas de situation réellement établie – par exemple Uber n’est pas partout- le monde n’est donc pas figé: il est ouvert, tout peut arriver et rien n’est joué; ce qui compte c’est surtout la vitesse. Et il est regrettable que trop de dirigeants d’entreprises viennent d’un nombre réduit d’écoles et de promotions : il y a peu de diversité et c’est cela le danger, car pour chaque entreprise c’est la responsabilité du dirigeant d’appréhender la situation et cela va très vite. C’est l’insatisfaction latente qui a permis de développer le numérique ; l’ancienne économie doit donc se poser les questions pour évoluer. Il a également souligné les effets parfois contraires de la régulation (Bâle IV ou Solvency II) qui peut empêcher l’épargne d’investir dans le risque ; ainsi de facto, la banque/assurance ne peut plus facilement investir dans le capital-risque en France. Il s’est également interrogé sur la pertinence d’outils comme la comptabilité nationale et le PIB pour capturer le phénomène de la nouvelle économie: le PIB ne mesure en effet que le marchand donc les phénomènes d’amélioration ou de détérioration du service rendu ne sont pas pris en compte.
Vincent Aussilloux – Directeur du Département Economie, France Stratégie– indiquant que la réponse à ces différentes questions doit se placer moins au niveau national qu’européen, a précisé que le commerce intérieur européen était quatre fois moins développé que le commerce intérieur aux États-Unis. Il y a des effets de levier possibles grâce au numérique, mais il y a également le problème de la diversité des réglementations nationales (travail-fiscalité): par exemple, il existe 3000 régulations nationales différentes pour les services en Europe. Par ailleurs, il est créé en Europe à peu près autant de startups qu’aux États-Unis mais elles grandissent moins car il y a quatre fois moins de capital risque en Europe qu’aux États-Unis, d’où une insuffisance dans l’investissement. Il faudrait mieux mobiliser l’épargne vers les startups : l’Europe est riche en épargne mais faible en capital-risque à cause de la régulation. Il y a aussi un autre enjeu essentiel de fiscalité : certains acteurs digitaux paient moins que les acteurs traditionnels, et cette question doit être réglée au niveau européen. Pour sa part, il n’est pas aussi catégorique sur les inconvénients de Bâle IV ou Solvency II. Car ce sont plutôt les fonds et non les banques, qui sont les bons acteurs pour l’investissement dans les startups. Or la France est le pays d’Europe continentale qui a le plus de fonds mais la politique fiscale a découragé l’investissement de l’épargne dans le capital risque. L’incitation fiscale doit donc être repensée pour que les épargnants investissent dans le capital risque. Il conseille de revoir les directives sur la fiscalité des redevances et des brevets pour taxer à la source – ce qui est plus simple que revoir la base de l’impôt sur la société- et de revoir la notion d’établissement stable. Il y a donc deux pistes atteignables et si l’on examine les questions on s’aperçoit que le taux d’impôt sur les sociétés en France par rapport au PIB n’est pas supérieur à la situation en Irlande mais la fiscalité française est beaucoup plus complexe, plus instable et différente entre les petites et les grandes entreprises. Il termine enfin son propos en indiquant que les pouvoirs publics ne gèrent pas très bien le disruptif comme le montre l’affaire des taxis contre Uber. Il faut être beaucoup plus clair sur ce qu’on veut faire, laisser l’expérimentation se faire avec en échange, de l’information et des grands principes à respecter. Cela veut dire aussi plus de responsabilités pour les entreprises.
Anne Perrot – Associée de MAPP, Professeure d’économie, Paris I Panthéon-Sorbonne– a ensuite souligné que la spécificité des plateformes numériques était de mettre en jeu des effets de réseau direct comme Facebook ou indirect comme Uber, ce qui contribue par nature à créer des plateformes de grande taille; et sur chaque segment de marché, chaque plateforme a tendance à occuper tout l’espace. Les données accumulées par les hommes ne constituent pas une infrastructure essentielle – Google n’a pas empêché Uber par exemple, d’arriver- mais il est difficile de rentrer sur le marché existant car il y a un effet de réseau. Le nouvel entrant doit donc agir dans un secteur très nouveau pour compenser la perte du réseau et percer. Les autorités de concurrence sont outillées pour lutter contre les abus d’exclusion mais pas contre les abus d’exploitation que commettent les plateformes, par exemple en augmentant les tarifs publicitaires. La question qui se pose est donc de savoir s’il faut réguler ou si la règle existante suffit. Il faut en fait résister à la tentation de faire rentrer les plateformes dans l’économie traditionnelle. Par exemple Amazon s’est développé car il y a eu une augmentation des couches de régulation sur les distributeurs classiques. Elle préconise donc d’étendre les outils de la régulation concurrentielle plutôt que de créer des règles spécifiques qui seront détournées. Il faut aussi doter les autorités de régulation de moyens supplémentaires comme des data scientists; et pour que l’autorité de la concurrence attire les talents, il est essentiel de transformer le recrutement de l’administration. Evoquant le dossier Apple et la qualification d’ « aide d’Etat » appliquée aux avantages fiscaux accordés à cette société, elle a indiqué que la Commission européenne avait eu recours à cet outil faute de moyens pour lutter contre les pratiques de traitement fiscal sélectif. En réalité la seule solution serait de mettre fin à la concurrence fiscale et sociale. La France en particulier a créé beaucoup de protections autour du statut des personnes. Or les personnes qui travaillent avec Uber ont-elles le statut d’indépendant ou de salariés ? Cette question n’a en fait pas de sens car il faut protéger les individus en soi et pas en fonction de leur catégorie ou de leur statut.
Françoise Benhamou – Membre du Collège de l’ARCEP, Professeur des Universités– citant Sébastien Soriano, Président de l’ARCEP, précise que « pour réguler les barbares il faut barbariser la régulation ». L’ARCEP ne régule pas les plateformes sauf quand elles deviennent opérateurs de télécoms par exemple Skype ou WhatsApp. Elle considère pour sa part que, quand il y a un vrai changement de paradigme de chaîne de valeur, si la régulation ne change pas et garde ses outils alors ce n’est pas opérant. Il faut rendre la régulation plus agile, plus réactive, plus interactive pour répondre à ces évolutions. La nouvelle économie force l’ancienne à se réinventer : par exemple avec Uber les taxis ont changé leur façon de travailler. La question fiscale est par ailleurs un vœu pieux car il faut non seulement harmoniser au niveau européen mais dans le monde entier. L’ARCEP pousse à harmoniser les régulations avec ses homologues des différents pays. Mais avec l’économie numérique, qu’en est-il de la notion de bien commun ? Les platesformes ont une force de frappe incroyable : elles ont l’argent, les talents, l’innovation interne ou externe.
Conclusion de la session par Grégoire Sentilhes, Président de NextStage AM, Président et cofondateur de Citizen Entrepreneurs et du G20 YEA, et coauteur avec Érik Orsenna du livre « Vive la troisième révolution industrielle ! Tous entrepreneurs de nos destins ».
Grégoire Sentilhes a évoqué trois idées forces :
- nous vivons tous l’émergence d’une troisième révolution industrielle qui est également darwinienne car elle touche aussi à la réflexion sur les espèces humaines,
- chacun devient un chasseur cueilleur : il y a une économie de la connaissance qui remet en place la culture entrepreneuriale,
- il y a une vitesse d’accélération ; ce qui rend critique la dimension du long terme ou du temps comme ressource; or ce sont les investisseurs comme Hermès ou Warren Buffet qui développent une vision à long terme qui créent le plus de valeur .
Il y a une accélération des étapes entre chaque révolution industrielle. Entre la première (1450) et la deuxième (1850), 400 ans se sont écoulés. Entre la deuxième et la troisième (1994), 145 ans se sont écoulés.On est à présent depuis 20 ans seulement, dans la troisième révolution industrielle et on prévoit pour 2020, 40 milliards d’objets connectés alors qu’en 2015, il y avait 6 milliards de mobiles et en 2010 1 milliard d’êtres humains étaient connectés à l’Internet fixe.
Il y a une nouvelle forme d’organisation industrielle de la société qui émerge à l’échelle du monde. L’ordre de l’économie de la connaissance remet aussi en cause toutes les approches sectorielles : il y a maintenant des approches transversales de l’économie. Les platesformes digitales sont en fait les usines et les centres commerciaux dématérialisés du XXIe siècle. Leur enjeu est de construire des opportunités. Il y a également un effet des plateformes qui font émerger des concurrents qui ne sont pas du même marché – on ne peut pas parler de secteur car c’est une économie transverse- et plus ces plateformes se développent plus elles permettent à d’autres plus segmentées de se développer.
L’État doit avoir un rôle de régulation. Mais il y a une cécité collective en France : l’enjeu n’est pas seulement de cultiver des petits mais de les faire grandir. Il faut mettre en place les conditions pour permettre en Europe et en France de faire émerger des champions et faire grandir ceux qui existent. Dans cette révolution de la connaissance, il y a un lien entre la souveraineté économique et la capacité à faire émerger des plateformes ; il faut penser niche et il faut penser mondial.
Conclusion de France Audacieuse:
L’Institut Friedland, centre de réflexion de la CCI Paris Ile-de-France, a mené une étude sur la création de valeur par l’économie numérique, qui a été présentée lors de la session: « création de valeur dans un monde numérique – transformer l’action économique » par Jean-Luc Biacabe et Corinne Vadcar. Cette étude est téléchargeable sur le site.
L’Institut Friedland a organisé un débat riche par la diversité des points de vue parfois divergents des intervenants, leur grande qualité et leur hauteur de vue : ont pu être croisés les regards et les propositions de grands acteurs du numérique comme ceux des régulateurs – dont les autorités de la concurrence- et de différentes instances de réflexion.
Cette session a ainsi permis de poser les questions nouvelles soulevées par les plateformes et de souligner les grands enjeux technologiques, économiques et également politiques dans un monde numérique.
Nathalie Kaleski – 11 mars 2017