« L’économie collaborative peut-elle contribuer en France
à la croissance économique, à la réduction des dépenses publiques
et à la création d’emplois ? »
Communication par Elisabeth Grosdhomme
lors de la séance publique de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
19 juin 2017
Dans le cadre du thème d’étude – « les réformes » – défini pour l’année 2017 sous la présidence de Michel Pébereau, l’Académie des sciences morales et politiques a convié Elisabeth Grosdhomme, fondatrice et directrice générale de Paradigmes et Cætera, société d’études et de conseil consacrée à la prospective et à l’innovation.
L’économie collaborative ou numérique peut créer de la valeur et de l’activité. Mais cette valeur va-t-elle créer de la croissance et cette activité va-t-elle créer de l’emploi? Tout dépendra notamment du cadre régulateur.
Que recouvre en premier lieu l’économie collaborative ?
Cette notion recouvre cinq secteurs : l’hébergement ; la mobilité (covoiturage, partage de voiture etc…) ; les services à la personne (prêts de biens, etc…) ; les services aux entreprises (énergie, fret) – ce secteur est en émergence ; la finance (crowdfunding, etc…).
Elle couvre donc une nébuleuse d’activités très différentes. Et la statistique ne s’en est pas encore bien emparée : cela ne correspond pas à une catégorie statistique, l’activité n’est pas toujours déclarée ni rémunérée en euros.
Les chiffres concernant l’économie collaborative sont donc à prendre avec précaution. Ainsi selon une étude réalisée en 2016 avec des données chiffrées de 2014, par la direction générale des entreprises, l’économie collaborative représenterait 8,5 % des dépenses de consommation des ménages et 9,4 % de leurs revenus. Et selon d’autres données : BlaBlaCar c’est 4 millions de voyageurs par mois en France; sur Airbnb, Paris est la première ville par le nombre de logements à la location sur cette plate-forme (56 000 logements) devant New York. Leboncoin, plate-forme purement française, c’est 26 millions de visiteurs par mois.
Cette économie crée de la valeur car elle augmente le taux d’utilisation d’éléments sous-utilisés. Elle fait prendre conscience à chacun de ses actifs sous-utilisés, des actifs dormants chez soi.
Cette économie doit être basée sur la confiance. Il y a une vérification de l’identité : les gens se présentent. Les fonds sont déposés chez des tiers de confiance et des assurances ad hoc peuvent être proposées. Enfin il y a une évaluation croisée de tous ceux qui interviennent.
Cette économie de la confiance a été développée par les entreprises de commerce électronique. Cela crée de la valeur mais y a-t-il également création de croissance ? Y a-t-il augmentation du PIB ? Dans la plupart des cas la facturation du service est effectuée en monnaie alternative et ne rentre donc pas dans le PIB.
Se pose également le problème de la capture de la valeur : comment est-elle partagée?
Ainsi Uber prend une commission de 25 % alors qu’habituellement la commission sur les plateformes est de 15 %. Mais quand une plateforme est trop prédatrice, le marché réagit ; ainsi aux États-Unis avec la plateforme Arcade City, concurrent d’Uber.
Le problème de l’économie collaborative est également que la plateforme n’est pas taxée en France quand il s’agit d’une plateforme américaine. L’économie collaborative a en outre des rendements croissants ce qui pose également un problème quand elle est en position dominante. Le régulateur doit en fait apprendre à réguler et non à éliminer les plateformes.
Pour certains, l’économie collaborative serait une forme de renaissance du mouvement coopératif et collaboratif. Ainsi la MAIF a créé une société MAIF Venture. Mais l’économie sociale et solidaire et l’économie collaborative constituent deux mouvements différents.
Par ailleurs, si l’arrivée de la société Uber a baissé de 5 % le chiffre d’affaires annuel des taxis, elle a augmenté le chiffre d’affaires total du secteur. L’irruption des plateformes numériques provoque donc des dégâts, mais augmente également la taille du marché.
L’économie numérique suscite enfin d’autres questions : par exemple, Facebook prétend être une plateforme d’hébergement et non un média, pourtant Facebook a recruté des personnes pour traiter les fake news diffusées sur sa plateforme. Il faudrait donc réguler ces entreprises pour ce qu’elles sont réellement, non pour ce qu’elles prétendent être.
La façon antérieure de réguler, c’est-à-dire mettre en place des règles et des barrières, est-elle la bonne pour cette nouvelle économie ? C’était justifié quand il n’y avait pas ou peu de transparence et d’information. La bonne réponse n’est-elle donc pas d’inventer une nouvelle manière de réguler le nouveau monde ?
L’autre question concerne l’impact de cette nouvelle économie sur l’emploi.
Là aussi se pose la question des chiffres : ainsi y a-t-il en France 8,2 millions de travailleurs indépendants ou bien 13 millions de travailleurs indépendants qui d’une manière ou d’une autre tirent des revenus de cette nouvelle économie ?
Pour 40 % de ces travailleurs indépendants, il s’agit d’un métier principal. Cela fait beaucoup de monde. Et la plupart n’auraient pas trouvé d’emploi autrement. Ainsi 8 000 chauffeurs de VTC n’avaient pas d’emploi auparavant et un tiers était sans emploi depuis un an. Ce que certains qualifient d’emploi précaire, est en fait un vrai métier pour beaucoup.
Pour beaucoup de personnes, il y a eu grâce à l’économie des plateformes un complément de revenu mais 40 % d’entre eux déclarent souhaiter conserver cette activité secondaire qu’ils n’ont pas développée uniquement par nécessité. Il y a certes une composante d’adaptation à la crise mais cela va bien au-delà.
Enfin le problème en France est la question du droit du travail : le statut social, la portabilité des droits et le niveau de cotisation.
Il y a une vraie dichotomie en France entre le salariat et le statut indépendant. En cela la France se distingue de l’Allemagne et de l’Italie où le modèle est plus fluide. Le système social des agents d’assurances en France pourrait être une alternative à la requalification en salariat pour les personnes qui travaillent dans l’économie collaborative.
Puis, évoquant la question du développement de l’intelligence artificielle, Elisabeth Grosdhomme envisage trois hypothèses :
Dans la première, de grands acteurs très intégrés développeraient leur intelligence artificielle. L’avantage pour le régulateur est qu’il y aurait une seule main mais cela pose des problèmes en termes de concurrence
Dans la deuxième hypothèse, il y aurait une myriade de start-up qui se mettraient à coder des bouts de lignes et de programme : ce serait l’économie collaborative avec des petits bouts d’intelligence artificielle et avec une traçabilité impossible pour le régulateur, mais une situation parfaite au regard de la concurrence.
Enfin dans la troisième hypothèse, on envisage une intelligence artificielle secteur par secteur.
Mais toutes les branches seront impactées et la question de la valeur se posera différemment selon le scénario concerné.
Enfin, concernant la question de la réduction des dépenses publiques, Elisabeth Grosdhomme souligne que l’Etat devrait utiliser les plateformes comme relais et auxiliaires.
Conclusion France Audacieuse :
Pour mémoire, avant de fonder sa société en 1998, Elisabeth Grosdhomme était haut-fonctionnaire. Diplômée de l’Ecole Normale supérieure, agrégée de lettres modernes, diplômée de l’ENA, elle a commencé sa carrière à l’Inspection générale des finances, puis a rejoint le cabinet du Premier ministre, Edouard Balladur puis Alain Juppé. Sa formation et son parcours professionnel uniques lui permettent de porter un regard original et constructif sur les thèmes de société et notamment le sujet évoqué lors de cette séance publique.
Ainsi tout en se déclarant plutôt favorable à cette économie de la plateforme, elle a su en souligner toute la complexité et la difficulté à appréhender la réalité chiffrée de ce nouveau secteur.
Est-ce un jeu à somme nulle ou négative ? Pour y répondre, il faut plus de données et se donner les moyens de faire leur analyse. C’est ce qu’a parfaitement su mettre en relief Elisabeth Grosdhomme. Elle a ainsi esquissé les traits de cette nouvelle économie, de cette nouvelle ère qui définit de nouveaux rapports sociaux.
Nathalie Kaleski – 21 juillet 2017