Conférence du Cercle Montesquieu
«Quelle Europe après le Brexit ? »
Mardi 6 décembre 2016
Cette note de travail reprend les divers échanges intervenus sur le thème “Quelle Europe après le Brexit ?” à l’occasion de la conférence organisée par le Cercle Montesquieu.
Participants
Modérateur : Olivier Fréget, avocat, spécialiste des questions liées au droit de la concurrence et de la régulation sectorielle.
Enrico Letta, ancien chef du gouvernement italien et actuellement doyen de l’Ecole d’Affaires internationales de Sciences Po Paris (PSIA) et Président de l’Institut Jacques Delors
Elie Cohen, directeur de recherche CNRS au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po)
Enrico Letta rappelle que la procédure de l’article 50 ne fixe qu’une seule chose : un délai de deux ans. Ce délai correspond aussi à la date des élections européennes qui sont prévues en juin 2019 ; il faudra donc que la Grande-Bretagne soit sortie avant de l’UE. Mais en 2 ans il sera impossible de trouver un accord sur tous les domaines ; et la complexité est qu’on va entrer dans la négociation sans aucune clarté sur la stratégie des deux parties, car les Européens ne peuvent arrêter leur stratégie que lorsque la Grande-Bretagne aura défini la sienne. Or c’est une mission impossible compte tenu de l’existence de 3 Brexit : le Brexit des campagnes qui veulent fermer leurs portes, le Brexit contraire qui veut faire de Londres le Singapour européen et le Brexit à la Corbyn qui veut un retour au passé ; quel est le point de rencontre de ces 3 positions ? A la Grande-Bretagne de le définir et de faire sa demande de sortie selon ce point ; ce n’est pas à l’UE de le faire et sans attendre cette demande britannique, l’UE doit relancer l’Europe à 27. Il faut se redemander pourquoi on fait l’Europe : il faut construire un nouveau récit. Car l’Europe doit être fière d’être le seul lieu du monde où tous les droits sont respectés (abolition de la peine de mort ; liberté religieuse ; droits des enfants, droits des travailleurs, respect du genre, respect de l’environnement). Or l’UE est divisée en deux groupes de pays : ceux qui sont petits et ceux qui sont petits et ne le savent pas, mais tous ces pays peuvent être forts face à la Chine ou l’Inde quand ils se regroupent; les institutions européennes ne doivent pas être les seuls leaders européens, les leaders de chaque pays doivent aussi être des leaders européens.
Elie Cohen considère que du point de vue économique, le coût du démantèlement à la suite du Brexit est tel, que cela ne devrait pas pouvoir se faire ; or cela va se produire ; c’est donc que le sujet est politique et pas économique. Et sur ce point, le discours de Theresa May à Birmingham est instructif : selon le point de vue britannique, tout ce qui est arrivé de négatif depuis 40 ans vient de l’UE ; donc il faut que la sortie de l’UE soit un tremplin pour reconstruire l’identité du pays. Ce discours est important en ce qu’il redéfinit l’identité britannique. Notamment la Grande Bretagne se réfère à une vieille idée du Commonwealth (rêve d’être la Singapour d’Europe), mais ces espoirs ont été très vite douchés : l’Inde et l’Australie ont fait savoir que le dossier n’était pas bien vu pour eux et Trump a reçu Monsieur Farage qui n’est plus rien. Il ne croit donc pas à une renaissance de la Grande-Bretagne hors d’Europe.
Olivier Fréget ajoute que le Brexit doit en fait s’analyser comme un acte révolutionnaire, et face à une révolution, on ne peut plus rien prévoir. On peut tout au plus renvoyer à la théorie des jeux ; et le coût sera phénoménal pour tous.
Enrico Letta souligne que les Britanniques sont sans doute parmi les meilleurs négociateurs du monde, et qu’il faudra donc que les Européens trouvent un accord entre eux et évitent d’entrer en conflit entre eux pour récupérer « l’héritage » britannique. Car si la Grande Bretagne, hors d’Europe, sort gagnante, alors d’autres pays suivront cet exemple. Il ne faudra donc rien lâcher sur aucun domaine : par exemple sur le passeport financier, il ne peut y avoir d’accord gagnant-gagnant. C’est en effet l’existence même du marché unique qui sera en jeu si la Grande-Bretagne obtient la liberté de circulation des capitaux sans la liberté de circulation des hommes. Déjà, elle discute avec chaque pays séparément en essayant de « marchander » par exemple avec l’Italie, la question des échanges étudiants avec l’exportation de Prosecco ; le discours tenu par Boris Johnson est assez « dégueulasse » car l’Italie ne se résume pas à la question du Prosecco ! Il espère qu’un point d’accord pourra être trouvé, mais la position commune de l’UE doit être dure. Il ajoute que la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE peut permettre à la France, seule puissance nucléaire de l’UE, de reprendre la place centrale que l’Allemagne occupait de fait depuis l’entrée des ex-pays de l’Est.
Elie Cohen considère que le délai global de discussion pour aboutir à une solution raisonnable ne pourra être inférieur à 7 ans (2 ans pour faire le point et 5 ans pour affiner) ; c’est aussi le délai pris pour conclure les accords CETA. Or le problème est politique : Theresa May ne peut rester à la tête du gouvernement que sur une ligne dure. C’est d’autant plus vrai que les mythes ont la vie dure : le premier mythe réside dans le fait que les Britanniques ont un déficit de leur balance commerciale de 50 milliards € avec l’Allemagne et pensent donc avoir un moyen de pression sur l’Allemagne par le biais de ses exportations d’automobiles ; de même, ils sont les premiers acheteurs de Champagne : selon eux, leur déficit de leur balance commerciale est un atout pour négocier les conditions du Brexit. Les deux aspects, politiques et mythes, font que la sortie va être difficile.
Les intervenants ont ensuite évoqué le cas de la Grèce, le plus coûteux sauvetage de l’histoire (283 milliards €) pour un résultat qui ne satisfait personne. La leçon à en tirer est qu’il est très couteux d’intervenir quand la maison brule et beaucoup moins quand il n’y a que de la fumée. Et contrairement à une idée reçue, la France et l’Italie ont plus payé par habitant, que l’Allemagne. Leurs avis étaient en revanche divergents sur la situation bancaire italienne, Enrico Letta émettant un avis plus optimiste qu’Elie Cohen.
Conclusion de France Audacieuse :
Grande qualité des intervenants et de leurs analyses ce qui a permis un débat instructif, riche et nuancé alors même que les participants sont tous trois des européens convaincus.
Ces analyses montrent que la question évoquée, tant sur le Brexit que sur l’Europe, est au fond beaucoup plus politique qu’économique ce qui rend la situation si complexe.
Nathalie Kaleski – 15 décembre 2016