» Grand âge, dépendance et perte d’autonomie en EHPAD »
par le Dr Jacques Hassin
Nous partons d’un vécu particulier pour arriver à des propos conclusifs concernant la première vague du COVID-19 mars et avril 2020. Nous avons travaillé durant près de 40 ans dans une institution où nous avons vécu l’évolution extraordinaire de la prise en charge des « vieillards » depuis l’hospice des vieux, véritables mouroirs pour des personnes âgées indigentes ou sans famille. A cette époque, la plupart des personnes âgées et socialisées mourraient à la maison entourés de leurs proches . Depuis, des filières médicales gériatriques complètes sont mises en place. Nous exerçons dans un Etablissement d’Hébergement de Personnes Agées dépendantes (EHPAD) où nous avons vécu l’horreur du COVID 19 (plus de 35 décès en deux mois et demi sur 130 résidents). Et cela n’est malheureusement pas terminé.
Pour commencer un peu d’Histoire et d’histoires
Notre vie professionnelle débute en 1979 dans un établissement unique. Outre ses missions sanitaires et sociales nous disposions d’un asile de vieillards connu comme « l’asile des petits vieux de Nanterre ». Une immense salle commune semblable aux hospices de Beaune « accueillait » plusieurs centaines de personnes sur des lits superposés où il n’était pas bon d’être sur le lit inférieur quand on avait un vieillard incontinent dans le lit du dessus … On retrouvait des conditions de vie équivalentes à celles des « hôpitaux » du XVIIIème siècle. On peut évoquer l’histoire des hôpitaux-hospices et de la médecine en France depuis le grand renfermement de Louis XIV jusqu’au début du XXème siècle. En 1887 on enfermait les vagabonds et autres « sans feux ni lieu » parfois désignés comme « inutiles au monde » dans ce qui était un dépôt de mendicité. A l’hospice de Bicêtre, outre les fous furieux on « accueillait » les vieillards sans famille qui assuraient une fonction d’asile l’hiver.
Pour la région parisienne, à la Salpêtrière, à Scipion ou encore à Saint-Lazare on enfermait les enfants trouvés et les femmes de mauvaise vie en plus des vieillards indigents. Jusqu’en 1941, l’hôpital était le lieu d’accueil exclusif des malades pauvres. Pour y entrer, Il fallait être vieux, indigent et sans ressources. L’hôpital était d’abord une institution sociale avant d’être une institution sanitaire. Il venait en aide plus qu’il ne soignait, même s’il s’efforçait d’appliquer à tous les meilleures connaissances qui restaient limitées après des expérimentations sur ces pauvres malades.
La loi du 21 décembre 1941 relative aux hôpitaux et hospices publics transforme profondément la conception de l’hôpital public. La mission de l’hôpital passe ainsi d’une logique de secours aux pauvres à celle d’assistance aux malades. La fonction de directeur et l’organisation de l’hôpital en services se mettent en place. La conception de l’hôpital – hospice a pourtant perduré jusque dans les années 1970. Malgré les hauts-de-cœur de certains humanistes, on n’y pouvait rien. C’était comme ça !!! On ne pouvait même pas s’appuyer sur le développement de la recherche en éthique médicale inexistante à cette époque. Certains établissements disposaient de leur propre cimetière pour les indigents et les vagabonds où on n’enterre plus aujourd’hui mais qui existe toujours à Nanterre. Il est d’ailleurs très impressionnant avec des milliers de croix anonymes en bois ou en ciment. L’endroit reste un lieu de recueillement pour le personnel qui s’y rend lors de la Toussaint. Il fait sens dans l’histoire des institutions. On retrouve des pratiques similaires dans de très nombreux asiles de l’époque comme Charenton, Charles Foix et bien d’autres. L’hospice était un épouvantail que les parents agitaient devant leurs enfants : « si tu ne travailles pas à l’école tu finiras à l’asile »… Les personnes touchées par la misère et la pauvreté étaient placées à l’hôpital.
Le début du changement
Il débute en 1981. Joseph Franceschi nouveau secrétaire d’Etat aux personnes âgées de François Mitterrand se déplace sans prévenir pour visiter l’asile de vieillards de la Maison de Nanterre. Il en repart tellement épouvanté qu’il charge le préfet des Hauts-de-Seine de fermer la structure. Malheureusement cela s’est avéré impossible car que faire des vieillards indigents souvent grabataires ? Aucune structure n’était capable d’accueillir près de mille personnes et on n’allait pas les remettre à la rue. Une nouvelle phase va alors s’amorcer un peu à l’image de l’humanisation des hôpitaux à la même époque . On peut rappeler qu’en 1975, René Lenoir, ancien commissaire au plan, publie un ouvrage intitulé : « Exclusion : Un français sur dix » . Il parlait alors des handicapés, des SDF et des personnes âgées, jusque-là dépourvus de tout soutien médical élaboré. C’est aussi l’époque où une loi détache définitivement le sanitaire et le social. Il fallait privilégier les financements vers des hôpitaux devenus entreprises, frappées d’exigence de « rentabilité » et de performance. Beaucoup de directeurs adoubés par la technostructure ont oublié que sans médecin, sans humanitude, sans empathie envers les malades il n’y a pas d’hôpital … Vers 1985 – hier à mémoire d’homme –une petite structure est créée au sein de l’hospice de Nanterre. Un interne volontaire passe de temps en temps pour faire ce qu’il peut. C’est la première « médicalisation » a minima de cet hospice. A défaut de pouvoir et de vouloir fermer la structure comme demandé par le Préfet, de nombreuses réunions s’organisent. Une structure adaptée de maison de retraite se construit en Bretagne. A son ouverture, comme prévu on y transfère la moitié des vieillards. Il ne reste alors sur le site qu’environ cinq cent personnes. On commence à parler de maison de retraite.
Jusqu’à aujourd’hui
L’évolution s’accélère. Un directeur propose et met en œuvre un plan d’humanisation à marche forcée. Un nouveau bâtiment voit le jour. Immense et sur trois étages il accueille aujourd’hui cent-vingt résidents « seulement ». Un interne d’abord puis un praticien hospitalier à mi-temps assure des consultations et le suivi des résidents. Il est aidé au début d’une infirmière puis d’un service infirmier et aide-soignant piloté par un cadre de santé puis bientôt par un cadre de pôle de gériatrie intégrée. Des médecins d’abord généralistes puis gériatres au fur et à mesure à plein-temps animent et dirigent toutes les structures gérontologiques qui se mettent en place. Petit à petit, on crée des procédures médicales mais aussi des procédures d’admission, de prise en charge, des projets de service. Des protocoles sont élaborés avec le service des urgences et les services hospitaliers en cas de besoin. Des équipes mobiles de gériatrie se déplacent pour faire une évaluation médicale et géronto-psychiatrique.
Aujourd’hui et partout en France
A l’hôpital
La gériatrie est devenue une spécialité médicale à part entière avec des Professeurs des Universités et des Praticiens Hospitaliers gériatres. Des filières gériatriques complètes se mettent en place. Un pôle hospitalier de gériatrie pilote plusieurs services. Le service de gériatrie aigue prend en charge rapidement et directement des personnes de plus de 70 ans arrivées par le service des urgences adressées par des maisons de retraite ou des médecins généralistes. Aujourd’hui, les gériatres prennent en charge des patients âgés présentant une pathologie aigue. De plus en plus d’hôpitaux sont une aide précieuse ou même assurent le soutien d’un EHPAD. Des équipes mobiles de gériatrie sortent de l’hôpital et viennent aider les médecins des EHPAD. De nouvelles unités sont mises en place comme une de Unité de Soins de Longue Durée (anciens longs séjours), des consultations, en particulier mémoire. Un service d’accueil temporaire en particulier pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer permet aux aidants de souffler. Des services de psychogériatrie se créent. Des Services de Soins de Suite et de Rééducation accueillent des personnes âgées opérées en orthopédie pour les aider à recouvrer rapidement leur autonomie. Tous ces services forment une filière gériatrique cohérente. Ils sont régulièrement contrôlés par les Agences Régionales de Santé après une évaluation de l’activité et des résidents avec les classements en Groupes Iso Ressources (GIR) qui mesurent l’autonomie des personnes et la sévérité des pathologies.
Durant la crise sanitaire du COVID-19, l’EPHAD où nous exerçons a grandement bénéficié de l’aide du service de gériatrie aigue de l’hôpital qui a accepté de prendre en charge directement et avec une grande fluidité les patients qu’on leur a proposés. Une équipe mobile de gériatrie du même service s’est déplacée à l’EHPAD. Ils nous ont été d’un grand secours tant par leur conseil que pour la validation de nos procédures… surtout au début de la pandémie où nous avions l’impression d’être abandonnés par nos tutelles et par le gouvernement.
Dans les EHPAD
Des structures publiques qui pour certaines acceptent des personnes indigentes et sans ressources grâce à l’aide sociale… Des structures privées gérées par de grands groupes capitalistiques. Dans tous les cas le financement et le budget sont identiques. Ils sont composés de trois sources. D’abord un forfait hébergement pour la personne accueillie. Ensuite un forfait soins intégralement à la charge de l’Assurance maladie. Il sert à financer le personnel soignant et les équipements médicaux dont le montant varie selon le degré de dépendance. Ce forfait soin est notoirement insuffisant pour une prise en charge médico-sociale correcte même s’il est parfois amélioré par les économies générées par des postes vacants. Le budget dépendance est financé majoritairement par les départements et en partie par les résidents. Il sert aux prestations d’aide et de surveillance des personnes âgées en perte d’autonomie (aide-soignant). Enfin, le budget d’hébergement (hôtellerie, restauration, animation …) est à la charge du résident qui, en fonction de sa situation financière, peut percevoir des aides publiques. La mise en place du 5ème risque de l’assurance maladie montre bien que comme la T2A à l’hôpital et le forfait soins dans les EHPAD, le financement de la santé doit être aujourd’hui complètement repensé.
Quelques réflexions contributives
La première crise du COVID-19 nous amène, après une analyse rétrospective, à formuler quelques idées en tant que professionnel « de terrain » au cœur de la crise sanitaire.
Au début de la crise on s’est beaucoup préoccupé des services de réanimation, ce qui est normal. Mais, le décalage a été grand avec les tutelles (Ministère, Direction Générale de la Santé, ARS et préfectures) qui ont mis plusieurs semaines avant de réaliser qu’il y avait un problème grave au niveau des EHPAD. Il leur a fallu prendre conscience que le virus circulait au sein des structures de personnes âgées particulièrement fragiles (à domicile ou en institution). Cette crise a été dramatique dans les EHPAD. Surtout au début où on déplorait l’absence de masques et de vêtements de protection. Les procédures décès ont été particulièrement traumatisantes pour le personnel comme pour les familles. Durant plusieurs mois les visites ont été interdites et cela a aggravé l’isolement et les syndromes « de glissement » avec une dégradation sensible de la socialité et des troubles cognitifs majorés autour des patients indemnes même atteints de la maladie d’Alzheimer et apparentées. Le personnel a pu légitimement se demander pourquoi ils ont été « au front » sans armes de défense et pour certains au péril de leur vie. Et cela au-delà même de la peur, de la panique et de l’irrationnel. Les séquelles psychologiques pour le personnel sont encore vives et beaucoup disent ne pas se sentir prêt à accepter une deuxième vague. La verticalité des autorités a été un frein majeur à la réactivité dans ce drame que nous avons vécu durant trois mois.
Même si cela peut paraitre excessif, certaines personnes avec fatalisme ou cynisme en ont fait une loi naturelle pour les personnes âgées. «Ce sont des vieux et il faut bien mourir de quelque chose » . Il faut donc, et ce après cet épisode, redonner sens autant que financement de la prise en charge de nos anciens. Il faut aussi tirer les leçons sur les chaînes de commandement et de décision et leur réactivité en fonction de résultats des études scientifiques sérieuses.
Le passé nous le montre bien ; il existe encore un mépris d’une partie du corps social vis-à-vis des professionnels du médico-social. L’idée persiste que ce sont de mauvais professionnels qui ont été sanctionnés ou n’ont pas eu d’autre choix que d’être affectés en maison de retraite ou en long séjour. Ce qui explique en grande partie les difficultés de recrutement du secteur. Pourtant, aujourd’hui la médicalisation de qualité des EHPAD est incontestable même encore imparfaite. Deux types de médecins exercent dans les structures. Des médecins généralistes assurent le suivi de chaque résident et un médecin coordinateur plutôt affecté aux urgences internes, aux relations avec les familles et chargé de l’évaluation de la dépendance des résidents. Durant la crise, nous avons dû assurer à plein temps ces deux fonctions. Aujourd’hui, il doit posséder un diplôme de médecin-coordinateur, ou de gériatrie après trois ans de formation. Il faut que la compétence et l’humanitude des médecins, des infirmières et des aides-soignantes soient reconnues en plus de leur compétence technique. Les soignants sont pour la plupart en empathie avec les personnes prises en charge. Ils ont pour la plupart choisi ce travail et ils ne font pas que du gardiennage de personnes démentes ou mourantes. D’ailleurs quand bien même.
Le vieillissement de la population nous impose de reconsidérer les moyens financiers nécessaires.
- Quel budget l’ensemble du corps social et la classe politique est prêt à mettre pour que les personnes âgées que nous deviendrons disposent des soins et de prise en charge nécessités par leur état quel que soit le degré de leur dépendance.
- De surcroit, Il faut soutenir la recherche sur les maladies neuro-végétatives comme la maladie d’Alzheimer et apparentées. Les médecins du médico-social doivent y être associés lors les recherches cliniques. Durant de la pandémie, les autorités et les chercheurs ont été avides de nos connaissances et observations de terrain en particulier dans la description de signes cliniques pas encore décrits et des symptômes particuliers chez les personnes âgées qu’ils ne connaissaient pas.
- Enfin et surtout, il faut développer la recherche éthique autour du vieillissement. La personne démente est-elle encore une personne ? N’a-t-elle pas droit à notre sollicitude ? Est-ce encore une personne humaine à qui on doit le respect sans réciprocité. Il faut faire connaître et appliquer la loi Léonetti en tant que de besoin concernant la sédation profonde et continue jusqu’au décès. Il faut expliquer encore et encore que les décisions d’hospitaliser et même du passage en réanimation ou du maintien en EHPAD avec des soins de confort ne passent pas par le seul critère d’âge loin de là. Des résidents centenaires intellectuellement et physiquement en pleine forme ont pu être contaminés, asymptomatiques, et guérir. Le choix de la conduite à tenir ne se fait pas selon les critères d’âge, de places disponibles en hospitalisation par un médecin seul dans son coin. La décision se fait le plus souvent après discussion avec le cadre de santé, les infirmières et le cas échéant avec les gériatres hospitaliers du service de gériatrie aigue. Un résident de plus de 80 ans avec peu de facteurs de risques doit pouvoir bénéficier d’une courte hospitalisation permettant un bilan et l’aider à passer le cap d’une pathologie aigue. A l’inverse, une personne de moins de 80 ans grabataire, avec une démence très évoluée et de lourds antécédents cardio-vasculaires ne sera pas hospitalisée.
Naïvement nous avions pensé que les retours d’expérience seraient pris en compte par nos autorités. Au moment où s’annonce la deuxième vague cela n’est pas le cas. Nous avons eu la chance en Europe avec Ebola (80% de mortalité), nous avons eu de la chance avec la grippe H1N1 qui a disparu spontanément. A l’évidence nous aurons d’autres pandémies. Serons-nous encore désarmés comme aujourd’hui ?
En conclusion
Naturellement nul n’est parfait. Nous avons été au front au péril de notre vie car c’est notre devoir de médecin. Beaucoup de soignants ont été frappés et en sont décédés ou atteint dans leur chair. Qu’au moins cela n’ait pas été en vain et que l’on tire les conséquences de cette catastrophe sanitaire aussi dans les EHPAD.
« Si Dieu ne joue pas au dés, les médecins en particulier gériatres non plus ». Les réflexions éthiques et les protocoles d’aide à la décision doivent nous guider pour prendre des décisions rationnelles et pensées. A l’image de la civilisation grecque, de ses citoyens et de ses esclaves, notre société sera jugée sur la façon dont elle traite ses exclus et ses « vieux » où plutôt pour être politiquement correct ses personnes du troisième, quatrième et bientôt cinquième âge.
24 septembre 2020