« LA GRANDE GUERRE : CLICHES, LEGENDES ET HISTOIRE »«
par Pierre Mounier-Kuhn
Historien, CNRS
Les commémorations du 11 novembre 1918 s’accompagnent, sans surprise, d’un désolant cortège de clichés, de légendes urbaines voire de contre-vérités patentes. D’autant que des théories complotistes se combinent maintenant avec les idées reçues solidement ancrées dans l’opinion. Rappelons quelques vérités historiques*.
Si les mots ont un sens, la guerre de 14-18 ne fut pas « le suicide de l’Europe » – même si, a posteriori et avec la distance géographique, un historien indien a pu éprouver ce sentiment et forger cette formule. Un suicide résulte d’un désir de mourir. Aucun des gouvernements qui, en juillet-août 1914, ont été pris dans l’engrenage, ne souhaitait la mort de son pays, ni même celle des pays adverses. Surtout, personne en 1914 n’imaginait que cette guerre durerait près de cinq ans et massacrerait 20 millions d’êtres humains – jusqu’à 10% des hommes en âge de travailler dans certains pays d’Europe.
L’Allemagne partait pour une guerre « fraîche et joyeuse », visant à lui donner le contrôle de l’Europe continentale et à établir une solide pax Germanica, grâce à l’application du Plan Schlieffen qui lui garantissait une victoire décisive en un trimestre. L’Autriche avait besoin de mettre au pas la Serbie, état-voyou ivre de nationalisme qui pratiquait le terrorisme, mais qui ne pourrait tenir longtemps face aux forces impériales. La Russie a mobilisé pour en dissuader l’Autriche. La France a reçu la déclaration de guerre allemande et n’avait d’autre choix que de se défendre, comme la Belgique. C’est pour défendre la neutralité de celle-ci que l’Angleterre est entrée en guerre, avec une minuscule armée dont l’impréparation révèle clairement que les Britanniques ne prévoyaient pas d’intervenir dans un conflit majeur. Bref, le modèle mental qui représente le plus fidèlement l’engrenage fatal de l’été 1914 (et qui ressort de l’analyse de Christopher Clarke dans Les Somnambules) est celui d’un processus politique qui dérape, comme une voiture qui fait une sortie de route ou une centrale nucléaire qui part « hors contrôle ».
Sur le plan économique, la plupart des experts estimaient qu’au bout de quelques mois d’un conflit majeur, l’épuisement des ressources forcerait les belligérants à négocier la paix. Ce raisonnement, qui eût été valable sous l’Ancien Régime, ne tenait plus à « l’ère des masses ».
La hiérarchie des classes sociales fut loin de se retrouver dans les proportions de victimes – en tout cas pas conformément aux idées reçues. Certes, la paysannerie, fournissant le gros des bataillons d’infanterie et de cavalerie, a été saignée dans tous les pays. Mais la « classe ouvrière », elle, a été relativement plus épargnée : en France, dès l’automne 1914, 100 000 ouvriers ont été rappelés à l’arrière pour produire les armements nécessaires à la poursuite de la guerre (démenti cinglant aux experts susdits). La classe sociale la plus touchée fut celle dont les jeunes garçons constituaient les cadres de la troupe, officiers subalternes et sous-officiers : la bourgeoisie et la vieille aristocratie. Un aspirant ou un sous-lieutenant qui arrivait au front n’avait en moyenne que quelques jours d’espérance de vie. Cette catégorie d’hommes a subi le plus fort taux de pertes, de 20 à 29% parmi les officiers d’infanterie subalternes, jusqu’au niveau du capitaine – ceux qui étaient les premiers à sortir de la tranchée et conduisaient leur unité à à l’attaque. Les monuments aux morts de nos universités et de nos grandes écoles en témoignent : parmi les élèves ou diplômés de l’École Normale Supérieure, le taux de mortalité global fut de 28 %. « Le sacrifice des élites durant la Grande Guerre est un phénomène mondial. » souligne un article sur ce sujet**.
Les combattants, « pauvres victimes envoyées à l’abattoir » ? Oui et non. Ce sentiment a existé parfois intensément, comme à Verdun où des régiments montent vers le front en bêlant, et où les gendarmes doivent arracher des poteaux « Chemin de l’abattoir » subrepticement plantés au bord de la Voie Sacrée (voir le classique Verdun de Georges Blond). On a récemment monté en épingle la trêve de Noël, fin 1914. Celle-ci a effectivement révélé un soubresaut d’agonie de l’humanisme chrétien dans une Europe enragée par le nationalisme. Mais cette trêve n’a été spectaculaire que sur un petit secteur du front, tenu par les Anglais. Les soldats français ou belges, qui avaient vu leurs pays ravagés depuis cinq mois, n’avaient guère envie de jouer au football ou de chanter des cantiques avec l’envahisseur. Tout un faisceau de facteurs psychologiques et matériels a maintenu les troupes dans la volonté de combattre pour chasser l’ennemi, pour aboutir à la paix… par la victoire. Avec des hauts et des bas selon les circonstances, cette volonté collective a tenu. Même lors des mutineries qui ont touché quelques divisions après la victoire trop coûteuse du Chemin des Dames, il n’était pas question pour ces soldats de faire la paix à n’importe quel prix.
Il n’y avait pas pour autant un sentiment d’unité. Au contraire, tous les journaux intimes de combattants le révèlent : d’une part la troupe, du simple soldat au capitaine ou au commandant, vivant ensemble les mêmes épreuves, acquiert une solidarité par-delà les classes sociales, une fraternité d’armes qui marquera leurs esprits pour de longues décennies ; d’autre part, ils partagent un ressentiment grandissant contre les officiers d’état-major et le haut commandement. « Plus nous vivons dans cette guerre, plus mon estime pour mes hommes grandit, et plus mon estime pour le haut commandement diminue. » disent en substance les officiers de troupe – Maurice Genevoix, Alexis Callies, et des centaines d’autres. Le défaut des états-majors n’est pas tant d’être peuplés de profiteurs cyniques (comme dans le beau film « Un long dimanche de fiançailles ») que d’ignorer les réalités du terrain et du combat, et de donner des ordres irréalistes – d’où les échecs sanglants à répétition. Ces officiers d’état-major presque toujours intelligents, surdiplômés, croient à fond en eux-mêmes… et pensent que, si les combattants de première ligne ne sont pas convaincus, c’est seulement parce qu’on ne les a pas assez persuadés du bien-fondé de la prochaine attaque. S’il y a un aspect de la Grande Guerre qui reste directement porteur de leçons pour nous, au XXIe siècle, c’est cette opposition entre les gens de terrain et la technocratie qui, devant toute réticence aux décisions prises d’en haut, croit qu’on a seulement « manqué de pédagogie »***.
Le traité de Versailles, si bancal qu’il fût, n’a pas été « la cause du nazisme », encore moins de la seconde guerre mondiale. Cette idée a été largement répandue par une historiographie et une propagande américaines, soucieuses de contribuer à refaire rapidement de l’Allemagne un partenaire économique majeur. Elle reflétait aussi les convictions nationalistes allemandes qui évidemment préféraient rejeter les responsabilités sur d’autres acteurs du conflit. En réalité, il serait plus exact de dire que le nazisme et le réarmement allemand résultent de la non-application du traité de Versailles, non ratifié par les États-Unis. Face aux violations répétées de ses clauses militaires et territoriales, les USA et le Royaume-Uni ont été « soft on crime ». Une grande partie des indemnités que la République de Weimar a réussi à ne pas payer ont servi à financer le réarmement, clandestin puis officiel. Rappelons à ce sujet que l’indemnité de guerre la plus élevée jamais payée par une nation, en proportion de son revenu, fut celle que la France dut verser après la défaite napoléonienne en 1815. Indemnité que la France, elle, paya jusqu’au dernier centime… ce qui contribue à expliquer le sous-investissement français dans la première révolution industrielle****.
« L’humiliation » de l’Allemagne militarisée ne naît d’ailleurs pas avec le traité de Versailles. Elle remonte bien avant : dès la bataille de la Marne en septembre 1914, qui stoppa et fit reculer l’invasion allemande, donc enterra le plan Schlieffen et la possibilité d’une victoire-éclair. On a des lettres d’officiers allemands « choqués » par cette « injustice » du Destin : comment l’armée allemande, la meilleure du monde, a pu être frustrée de ce droit à la victoire qui lui revenait légitimement, presque de droit divin ? Dès cette époque, ils se chamaillent au sujet des responsabilités de cet échec décisif (le jeune De Gaulle l’analysera dans son premier livre, La Discorde chez l’ennemi). Ils n’auront de cesse de « rejouer le match » et, même en novembre 1918, ce sera l’une des perspectives des chefs militaires (Hindenburg et Ludendorff) qui, pour éviter de capituler, enverront des politiciens de rencontre négocier l’armistice. D’une certaine façon, l’écrasement des armées occidentales par la Wehrmacht en mai-juin 1940, c’est un plan Schlieffen enfin réussi.
L’armistice du 11 novembre mit fin à la guerre à l’Ouest. Ce fut heureux à court terme pour les soldats du front français, et de ce point de vue on le commémore à juste titre. Mais, aux yeux d’une partie des responsables, dès cette époque, il fut prématuré. D’une part, il stoppa l’offensive de l’armée d’Orient qui, ayant obtenu la rupture du front de Macédoine en septembre 1918 avait précipité la défaite des Empires centraux : capitulation en chaîne de la Bulgarie (29 septembre), de l’Empire ottoman (30 octobre), de l’Autriche (3 novembre) et enfin de la Hongrie. En quelques semaines de plus, l’armée d’Orient serait sans doute entrée en Bavière, sur le territoire du Reich. D’autre part, l’armistice du 11 novembre survint avant l’offensive prévue pour le 14 en Lorraine – là aussi sur le territoire du Reich. Cette offensive aurait pris à revers les armées allemandes démoralisées (100.000 déserteurs depuis l’été) qui reculaient depuis août 1918, et vraisemblablement transformé leur retraite en déroute. Les nationalistes allemands n’auraient pu dans les années suivantes forger la légende du « coup de poignard dans le dos », d’une Reichswehr « glorieuse invaincue » trahie par les politiciens – quoique l’un de ceux-ci, le social-démocrate Ebert, porté au pouvoir par la révolution de novembre, ait lui aussi contribué à cette légende. Légende qui alimentera la volonté de revanche de l’extrême-droite allemande, animée par Ludendorff, puis par Hitler.
8 novembre 2018
* Ce billet est rédigé dans le même esprit que l’excellente mise au point de Nicolas Offenstadt, « Pour en finir avec dix idées reçues sur la guerre de 14-18 », Le Monde, 4 novembre 2013, https://www.lemonde.fr/centenaire-14-18/article/2013/11/04/pour-en-finir-avec-dix-idees-recues_3507585_3448834.html.
Une autre légende, celle des « généraux planqués », est démolie dans l’article de Julie d’Andurain, « 1 350 000 morts en France pendant la Grande guerre. Parmi eux combien de généraux ? », La voie de l’épée, 18 février 2014, https://lavoiedelepee.blogspot.com/2014/02/1-350-000-morts-en-france-pendant-la_18.html. Selon les méthodes de comptage, entre 41 et 102 officiers généraux et assimilés sont morts pour la France à cette époque, proportion non négligeable sur un total de quelques centaines de généraux. Au niveau immédiatement inférieur, le nombre de colonels et lieutenants-colonels français tués au combat ou des suites de leurs blessures durant la guerre est estimé à 386, sur un effectif de quelques milliers.
** Thierry Berthier, « Des Grandes Écoles à la Grande Guerre : le sacrifice des normaliens », 26 juillet 2014, http://echoradar.eu/2014/07/26/des-grandes-ecoles-a-la-grande-guerre-2/
voir aussi : David Aubin, L’Élite sous la mitraille. Les Normaliens, les mathématiques et la Grande Guerre, 1900–1925, préface de Claude Viterbo, Éditions de la Rue d’Ulm, Paris, 2018.
Nicolas Mariot, « Pourquoi les normaliens sont-t-ils morts en masse en 1914-1918 ? », ARPoS Pôle Sud, 2012/1 – n° 36, 9-30.
*** Cette opposition entre les technocrates d’état-major et la perception qu’a la troupe des réalités guerrières est joliment évoquée dans une série de fiction américaine, « The Young Indiana Jones Chronicles » où le futur archéologue, mobilisé en 1916, assure la liaison entre Joffre et les régiments français de première ligne (ne nous attardons pas sur les détails chronologiques !). La parabole est très explicite : elle se place dans un dialogue ultérieur entre le vieil Indiana Jones et un jeune loup de Wall Street qui achète, vend et restructure des entreprises sans souci des pertes humaines. https://www.youtube.com/watch?v=IcZUbcRFzCw
**** Selon l’économiste américain Eugen White, l’indemnité de guerre de 700 millions imposée à la France en 1815 représente les plus fortes réparations qu’un pays vaincu ait jamais dû payer par rapport à son produit national (cité par François Crouzet, « C’est l’Angleterre qui a gagné la guerre », Les collections de l’Histoire, n° 19, juillet-septembre 2003, p. 79).
Photo d’illustration : Canon de 75 servi par des Sammies (novembre 1917) : les Américains adoptent la haute technologie française. Autres temps…
Complément au 4e paragraphe :
Sur le plan économique, la plupart des experts estimaient qu’au bout de quelques mois d’un conflit majeur, l’épuisement des ressources forcerait les belligérants à négocier la paix. Ce raisonnement, qui eût été valable sous l’Ancien Régime, ne tenait plus à « l’ère des masses ». Le général allemand Ludendorff en tirera les conclusions un peu plus tard dans son livre sur « La guerre totale », appelant à une mobilisation de tous les citoyens d’un pays au service de l’effort de guerre.
Sur le plan de l’analyse économique des conséquences de la paix, on a beaucoup diffusé la thèse assez tendancieuse de J.M. Keynes, expliquant que l’Allemagne ruinée ne pourrait se relever si elle devait payer l’intégralité des réparations.
On connaît moins la contre-expertise du grand économiste Paul Mantoux, publiée avec son fils Etienne (lui-même économiste, tué au combat en Allemagne en 1945): « The Carthaginian Peace, or the Economic Consequences of Mr. Keynes ». Mantoux démontre que l’Allemagne avait les moyens de payer ses dettes de guerre étalées sur plus de 10 ans et que les prévisions pessimistes de Keynes sur une chute de la production allemande ont été infirmées.
Voir ce livre et la biographie de « Paul Mantoux » publiée par Jean-Jacques Salomon dans le Dictionnaire historique des professeurs du CNAM. Paul Mantoux, auteur d’un livre pionnier sur « La Révolution industrielle », avait été le secrétaire-interprète du Conseil de Quatre qui négocia au plus haut niveau les traités de 1919, puis dirigea une section de la SDN tout en enseignant l’économie à l’Université.
Bon exemple de diffusion inégale de deux thèses scientifiques opposées, en fonction des rapports de force politico-économiques. Tout le monde aujourd’hui connaît Keynes (que nos journalistes opposent au libéralisme, un comble !), mais Mantoux n’est connu que des spécialistes.