France Audacieuse a lu… et beaucoup aimé
” L’IMPASSE “
Etude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne
et les voies pour les dépasser
de Renaud Vignes (CitizenLab, Décembre 2018)
Le livre et son auteur :
L’auteur, Renaud Vignes, Docteur en sciences économiques, est Maître de Conférences associé à l’IUT d’Aix-Marseille Université. Auparavant, il a travaillé dans des secteurs aussi différents que celui des start-ups ou de l’artisanat. Son ouvrage décrit l’impasse dans laquelle se trouve le monde, mais sans résignation ni désespérance, bien au contraire, car il y a des voies pour en sortir.
De quelle impasse s’agit-il ? Celle vers laquelle nous mènent le technocapitalisme et ses contradictions. L’auteur définit d’abord ce qu’est le « technocapitalisme » : une nouvelle forme de société qui « procède des deux plus puissant mouvements qui secouent notre monde : une vision radicale du capitalisme et l’accélération du progrès scientifique et technique ». Et avec le technocapitalisme apparaît une nouvelle humanité qui adhère avec enthousiasme à la promesse d’une vie meilleure grâce au progrès et au marché : Homo Festivus Numericus.
Dans la première partie son ouvrage, il décrit les évolutions profondes qui ont conduit la société libérale à progressivement muter vers la forme technocapitaliste par le rapprochement de trois phénomènes apparemment incompatibles: les croyances et valeurs issues de la contre-culture américaine, le mouvement technoscientifique qui se répand à San Francisco et la croyance libertaro-capitaliste qui émerge dans les années 70 avec notamment les travaux de l’Ecole de Chicago. Un nouvel individu apparaît, Homo Economicus, dont tous les comportements et objectifs s’expliquent par la rationalité économique et par le marché avec sa loi de l’offre et de la demande. La consécration de cet impérialisme de la théorie du marché à tous les pans de la vie individuelle et sociale a lieu en 1992 avec la remise du prix Nobel à Gary Baker, Professeur à l’Université de Chicago, pour avoir étendu le domaine de l’analyse micro économique à un grand nombre de comportements humains, y compris à des comportements non marchands : «Un individu a beau pouvoir être irrationnel l’essentiel de sa vie, le marché l’amènera là où il est le plus efficace» disait ainsi Gary Baker. Le champ de l’économie s’applique dès lors à l’ensemble des comportements humains et des décisions qui y sont associées. Le marché, devient le facteur ultime de la régulation sociale, la mesure de toute chose, ce qui a pour conséquence que la société civile est ignorée et que les intérêts de l’État et ceux du marché sont considérés comme synonymes.
C’est pourquoi, dans la deuxième partie, l’auteur décrit le technocapitalisme comme l’idéologie d’une nouvelle société qui a son héros, l’entrepreneur, à qui est confié la charge de construire la transformation sociale. En moins de 20 ans ce modèle s’est répandu sur la planète et n’a plus de concurrents ni de contre-pouvoirs en face de lui. Mais sa toute puissance se révèle être sa faiblesse car il repose sur des fondements idéologiques radicalement nouveaux – la foi dans le progrès et la conviction que le temps de l’individu est arrivé – qui créent des tensions avec tous les grands enjeux de notre époque.
La première tension procède du combat entre les forces d’accélération et les rythmes humains et institutionnels : l’auteur parle de « désynchronisation des mondes ». Se raréfiant, le temps prend de la valeur et son allocation fait l’objet d’un calcul économique comme n’importe quelle dépense. La logique du marché, la mondialisation de l’économie et la révolution de l’instantanéité rendue possible par les technologies de la communication, fondent le règne de l’urgence et l’obligation de réagir dans l’instant. A ce phénomène il faut ajouter celui du principe d’accélération. « Il faut produire non autant mais toujours plus de richesse pour que le système fonctionne. D’où l’importance du taux de croissance dans nos sociétés. Un taux de croissance de 0 %, synonyme de maintien de la vitesse, n’est pas acceptable ». Or cette accélération fragilise les institutions en désynchronisant les différents plans de l’existence humaine : celui du travail, de la famille, de la politique. Dans cette nouvelle société dite liquide – car elle se transforme continuellement comme l’eau d’une rivière – « la politique ne sert plus à construire un vivre ensemble mais à gérer l’existant grâce à la technologie numérique ».
La deuxième tension oppose des inégalités grandissantes aux volontés de justice des peuples, c’est « la rupture du contrat social » avec la fragmentation de la société entre Administrateurs, Experts et Ordinaires, ou encore entre Nomades ou Sédentaires, voire Inutiles, et le séparatisme des élites qui ne veulent plus payer pour des services publics qu’elles ont cessé d’utiliser et qui considèrent le cadre national comme dépassé.
La troisième tension remet en cause le libéralisme du marché lui-même. Dans cette société technocapitaliste, le mécanisme du marché libéral fondé sur la concurrence qui permettait d’éviter l’existence de monopoles, ne fonctionne plus. Avec les technologies numériques, les rendements sont perpétuellement croissants, le monopole devient « la forme naturelle du marché » et le mécanisme des prix qui permet l’allocation optimale des ressources en donnant une valeur aux choses, est déréglé par l’économie de la gratuité : « de plus ou plus souvent lorsque nous achetons un produit nous ne le payons pas, ou pas directement en totalité, ou pas immédiatement ».
Enfin, la quatrième tension est la plus visible car maintenant observable dans notre quotidien : le technocapitalisme s’appuie sur une idéologie de l’illimité mais doit faire face à une nature limitée. Bien plus, il se heurte à ce que l’auteur considère comme « le piège environnemental » : « nous pouvons dégrader la planète longtemps sans conséquences visibles ; quand elles le deviennent, il est trop tard pour se prémunir des dommages associés au niveau de dégradation atteint ». Pour en sortir, il faudra autre chose que l’économie circulaire voire perma-circulaire, il faudra un « changement profond de paradigme », « penser un nouvel ordre ».
« L’ensemble de ces contradictions forme un système qui implique que lorsque l’on corrige une tension, on en aggrave une autre. C’est pourquoi, pris dans sa globalité, le système technocapitaliste est une impasse ». Telle est cette impasse vers laquelle nous mène le technocapitalisme.
Mais dans la troisième partie de son ouvrage, l’auteur propose « de participer à la profonde réflexion qui doit être menée pour dépasser les contradictions du technocapitalisme » : il faut « réinventer un modèle qui retrouve les principes historiques du libéralisme et non sa caricature contemporaine ». (…) « C’est dans les territoires que se trouvent les fondements d’un monde nouveau capable de recréer ce que le technocapitalisme est en train de détruire pour prospérer : l’innovation sociale, les nouvelles citoyennetés, les modes de production et de consommation localisées à l’aune des techniques de fabrication numériques, les nouvelles mobilités, la transition énergétique ». Il s’agit, de fait, de repenser le modèle de développement en s’appuyant sur les deux leviers que sont la proximité et la mobilisation civile. L’auteur décrit ainsi l’expérience de Poblenou, quartier de Barcelone, à la base du projet de « Fab City » présenté en 2011 lors de la conférence des Fab Lab à Lima : « des regroupements d’habitants ont développé de nouveaux modes de gestion de l’environnement, de l’énergie, de l’économie ou de la consommation. La municipalité a elle-même redéfini ses modalités de gestion des espaces publics et décidé d’impliquer plus fortement les institutions médiatrices locales dans les projets qui les concernent. Des projets éducatifs, sportifs, culturels, agricoles ou alimentaires ont ainsi émergé dans les espaces en creux de la ville ».
L’auteur propose ainsi de construire une économie alter-technocapitaliste.
Pour que le libéralisme reste un projet d’avenir, il faut le repenser pour l’adapter aux enjeux de l’époque avec deux objectifs : relocaliser une part de l’économie dans les territoires (relocaliser la production d’énergie, favoriser la souveraineté alimentaire locale) et recapitaliser les citoyens (bâtir un capitalisme de proximité, retrouver la maitrise de son temps comme le préconise l’organisation internationale Slow). « Face au mur environnemental qui se présente à nous, l’homme doit abandonner ses habits de Festivus et redevenir citoyen : retrouver la maîtrise de ce qui n’aurait jamais dû lui échapper, reconquérir le temps, engager de véritables politiques permettant à chacun de nos territoires de s’appuyer sur une économie sédentaire, dynamique et innovante. Mais tout ceci ne peut se faire que si les Etats et l’Europe jouent le rôle de protecteur de ces nouvelles dynamiques sinon la puissance technocapitaliste les balaiera ». Et l’auteur d’appeler à repenser la politique macroéconomique pour s’attaquer aux problèmes qui donnent à ce système sa si grande puissance : « l’instabilité de la finance, les rentes de monopole, l’hyper libre échange, l’affaiblissement de nos Etats. Le véritable sujet de l’économie politique moderne sera de définir des solutions permettant d’endiguer ce torrent afin de protéger l’éclosion des nouvelles dynamiques locales ». Il s’agit de « réduire l’expansion impériale du marché » grâce aux digues que constituent l’enseignement universitaire public, le secteur de la santé publique et le régime de la retraite par répartition.
Il faut réformer l’Europe pour la faire exister, pour qu’elle ne soit plus un espace où le marché a tous les droits. L’auteur évoque les domaines de la cyber-sécurité, des moteurs de recherche, où l’Europe possède des solutions performantes mais que « l‘idéologie concurrentielle qui résume l’esprit européen » empêche de promouvoir. « Avec l’intelligence artificielle ne renouvelons pas l’erreur du tunnel sous la Manche qui par idéologie fut pris en main par le marché et ce fut catastrophique sauf pour les financiers qui sont arrivés après évidemment ». Cette technologie requiert des investissements massifs, à horizon lointain, dans un domaine risqué. Il s’agit typiquement de ce que les économistes libéraux appellent des investissements d’infrastructures que seule la puissance publique peut prendre en charge.
C’est pourquoi, à la fin de son ouvrage, l’auteur célèbre l’Etat social comme modèle d’avenir et appelle à la renaissance de la puissance publique et la remobilisation de la société civile. Il faut faire un énorme travail de prise de conscience et de reconstruction d’un sentiment civique, d’un esprit de citoyenneté sur les ruines du relativisme moral qui est le nôtre. La politique doit prendre sa revanche car en son absence, c’est le vide : le citoyen disparaît au profit d’un homme futile, léger qui n’a plus d’ambition autre que de jouir de l’instant présent, il est Homo Festivus Numéricus. Et l’auteur évoque, dans le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, ce directeur du centre d’incubation de conditionnement de Londres Central, qui fait visiter ses locaux à un groupe d’étudiants nouvellement arrivés et leur précise : « là encore il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement par la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique ». Mais, conclut l’auteur, « l’histoire n’est pas écrite, le peuple n’est pas encore transformé en masse, en sac de pommes de terre. La société civile montre tous les jours sa capacité à lutter pour reprendre son destin en main ».
Discussion :
Renaud Vignes a écrit un ouvrage d’une grande richesse qui s’appuie sur une profonde érudition allant bien au-delà de la seule science économique. Outre des économistes comme Gary Becker, Esther Duflo, Friedrich von Hayek, John Maynard Keynes, Joseph Schumpeter, Adam Smith ou Joseph Stiglitz, Renaud Vignes évoque des auteurs aussi divers que Hannah Arendt, Emile Durkheim, Jacques Ellul, René Girard, Albert Camus, Charles Péguy, Marcel Mauss, Philippe Muray, George Orwell, Aldous Huxley ou Simone Weil, notamment.
C’est un livre écrit par un économiste qui parle d’économie et surtout de politique, car il traite d’un problème politique auquel il apporte des solutions politiques. Comme le précise l’auteur à propos du technocapitalisme, cette nouvelle forme de capitalisme est une représentation du monde, un véritable projet politique comme ont pu l’être le communisme ou la social-démocratie à leur époque. Ce projet politique est l’aboutissement de la convergence entre un individualisme exacerbé et la conviction que la technoscience, alliée à l’hyper financiarisation, rend maintenant envisageable un niveau supérieur d’humanité. C’est un messianisme technologique : la technique constitue une croyance, une façon quasi mystique de concevoir le monde dont le mythe du progrès ne constitue que la partie la plus visible.
C’est un livre qui brosse avec justesse, le tableau des formes successives d’humanité, de Homo Sociabilis à Homo Economicus, puis Homo Festivus et aujourd’hui Homo Festivus Numericus. « Celui-ci baigne dans les flux de la réalité numérique. Il est indifférent aux autres ce qui explique son désintérêt pour la chose publique. Il vit dans l’instant et se contente de satisfactions écologiques, d’engagements parcellaires, pour la théorie du genre ou les animaux. Bref, une atomisation du sens civique. Cette dictature du vide se contente d’une offre pressante de produits non indispensables. Le symbole de ces temps narcissiques est le selfie ».
C’est un livre audacieux, par sa critique de cette nouvelle conception du monde, par ses réflexions ou ses propositions. Par exemple:
- Démanteler les GAFAM et autres monopoles. L’auteur qui se présente lui-même comme un libéral, souligne combien le technocapitalisme est éloigné du libéralisme et de ses fondements, comme le marché autorégulateur par le mécanisme des prix : avec la révolution numérique, apparaît le phénomène des rendements perpétuellement croissants que le marché ne peut plus limiter. Se développent alors des monopoles gigantesques que l’auteur appelle à démanteler comme cela a été fait en son temps pour la Standard Oil ou encore pour AT&T (1 million de salariés à l’époque). Et pour cela, il est nécessaire de réviser la législation sur la concurrence, fondée sur des critères – prix et satisfaction du consommateur- inadaptés au nouveau contexte économique.
- Remettre l’entreprise à sa place qui ne saurait être politique. La réforme de la Loi Pacte a créé le statut d’entreprise à mission : l’entreprise se donne pour objectif d’associer la recherche du profit à une mission d’intérêt général, inscrite dans les statuts et faisant partie intégrante de l’objet social. Ainsi peut émerger l’entreprise politique à qui serait confié le souci de l’intérêt général. Les entrepreneurs seraient légitimes pour déclarer que leur rôle est maintenant politique, qu’il est donc normal qu’ils traitent d’égal à égal avec des représentants démocratiquement élus tout en ayant des moyens financiers très largement supérieurs. Déjà le Danemark a nommé un ambassadeur auprès des entreprises de la Silicon Valley et Facebook a le projet de battre monnaie avec le Libra. Or à la différence des pouvoirs publics qui sont mandatés et évalués par les citoyens qui dira si oui ou non telle entreprise remplit sa mission ? A ce propos, on peut s’interroger sur les raisons qui ont incité les pouvoirs publics à faire cette réforme alors qu’existait déjà ce qu’on appelle l’économie sociale et solidaire.
- Changer d’état d’esprit dans l’appréciation que l’on a généralement de l’efficacité du privé au regard de celle du public. La grande force du technocapitalisme réside dans sa capacité à faire croire que son efficacité est supérieure à tous les autres modèles, dans tous les domaines ; par exemple l’enseignement supérieur, domaine crucial pour l’avenir de notre pays. Réfléchir permet aux êtres humains de s’adapter dans un monde complexe et changeant. Or c’est une école comme l’Ecole 42 qui est l’objet de toutes les attentions de nos gouvernants alors que nos universités qui accueillent plus de 1,5 millions d’étudiants font rarement l’objet de discours élogieux de leur part. Pourtant dans le programme de cette école, aucun cours de sciences humaines et sociales, ni de séminaire sur l’éthique de responsabilité dans le domaine algorithmique ou de réflexion sur les exigences de la citoyenneté. Or si on considère, comme l’un de ses fondateurs Xavier Niel, que l’action des informaticiens aura un impact toujours plus fort dans les domaines économiques, sociaux et culturels, ne pas leur enseigner ces matières alors même qu’on prétend les former est un non sens.
Conclusion de France Audacieuse :
L’économiste Renaud Vignes a écrit un livre politique, très argumenté dans sa critique du technocapitalisme, tout à la fois très sombre dans sa vision de nos sociétés modernes et plein d’espérance pour sortir de cette situation.
Nathalie Kaleski
21 novembre 2019
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