” Que ferons-nous de cette épreuve ? “
Contribution
par Renaud Vignes
Commentant la réaction de nos dirigeants à la progressive paralysie de l’économie mondiale lors de la crise du Covid-19, Eril Brynjolfsson (professeur au MIT) écrit ce tweet : « Cette crise nous a appris une chose, à savoir que si les Martiens attaquaient la terre, notre première réponse serait de baisser les taux d’intérêt. » Derrière cette plaisanterie se cache le nouvel esprit du capitalisme : pour répondre aux dysfonctionnements du monde…la finance, toute la finance, rien que la finance ! Pourtant, on sent bien que le sujet est, cette fois, de nature différente et pose une grande question aux économistes : que ferons-nous de cette épreuve ? Certains prônent des solutions massives de relance macroéconomique afin de revenir rapidement à la situation de pré-crise. C’est oublier que celle-ci nous dirigeait tout droit vers une catastrophe bien plus grave que celle de la pandémie que nous connaissons aujourd’hui. Il faut inventer quelque chose de nouveau, un modèle qui permette de dépasser les contradictions irréductibles du technocapitalisme. La question n’est pas de s’échapper du monde globalisé pour restaurer des clôtures. Nous devons inventer une approche capable d’interagir avec cette économie mondialisée, devenue incontournable mais aussi incontrôlable. C’est au niveau local que se situe notre capacité de produire l’intelligence collective dont nous avons besoin pour inventer ces modèles dotés d’un objectif simple : augmenter l’autosuffisance des territoires.
La crise ne doit pas masquer que le technocapitalisme était déjà dans une impasse[1]
Au début du XXème siècle, par les transformations majeures qu’il va générer, le fordisme dans son sens le plus général peut être considéré comme la matrice d’une nouvelle relation au temps et à l’espace : « toujours plus loin, toujours plus vite ». Cette massification va initier les phénomènes de concentration et de spécialisation mondiales qui sera la cause première de l’accélération technico-économique qui est l’une des grandes caractéristiques du capitalisme moderne. Walter Lippman, dès les années 1930 tirera l’enseignement majeur de cette modernité : la doctrine libérale du laisser-faire ne peut résoudre le grand problème anthropologique posé par cette deuxième révolution capitaliste : l’inadaptation de l’espèce humaine aux temps nouveaux. À partir de cette critique naît une doctrine politique : le néolibéralisme. En rupture avec les principes libéraux, celle-ci appelle à une politique active, continue et invasive pour réadapter les hommes aux exigences du capitalisme moderne.
À la fin du siècle précédent, bien plus qu’un projet managérial, l’arrivée massive du numérique va faire basculer le monde dans un nouveau mode de régulation : la régulation technocapitaliste. Celle-ci reprend le projet néolibéral « d’adapter » l’espèce humaine au contexte d’une vie accélérée, mais avec des moyens différents et beaucoup plus radicaux. Cette révolution numérique provoque une deuxième phase de compression de l’espace-temps et celle-ci sera tellement fulgurante que ce sont les États eux-mêmes qui ne pourront plus suivre. En conséquence, ce sera à la technologie et à l’initiative privée que va être confié le soin d’assurer l’harmonie et la prospérité dans nos sociétés. Le plus important, une nouvelle vision de l’homme va émerger sur laquelle ce mode de régulation va pouvoir s’appuyer. À l’aise dans un monde devenu liquide, l’homme nouveau est mobile, léger, hyper consommateur, et surtout croit dans le progrès technoscientifique comme facteur de résolution des grandes questions de notre temps. Rien ne doit l’empêcher de jouir sans entrave des « expériences » que cette société liquide lui propose. Dans son monde, fini les vieux clivages, les antagonismes et confrontations d’idées. Tout ce qui faisait la politique, tout ce qui pouvait entraver l’accélération du monde – ses conflits, ses affrontements, mais aussi ses solidarités – sera désormais de l’histoire ancienne.
Si le technocapitalisme a pu s’imposer aussi rapidement c’est parce que l’accumulation du capital a rendu inévitable la spéculation. Dans les années 1980 les flux financiers se mondialisent. Partout, les contrôles de capitaux sont abattus et les places financières libéralisées. Ce qui change radicalement c’est la manière de financer l’économie, la grande majorité de l’épargne des ménages est orientée vers les marchés financiers et le financement des projets économiques est totalement métamorphosé. Surtout, l’argent va être de plus en plus détourné de l’économie réelle pour s’investir dans des activités spéculatives. En 2013, l’Institut de recherche et d’information économique de Montréal soulignait : « Dans la logique financière, le capital n’a plus à passer par le détour de production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. (…) C’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif ». À titre d’exemple, le désinvestissement que constitue le phénomène des rachats d’actions par les sociétés correspond bien à cette logique de financiarisation croissante des entreprises, tout comme les politiques continues de baisses d’impôts qui assèchent les capacités d’investissement public au bénéfice des actionnaires. Dans le capitalisme précédent, le capital financier était rare. Cinquante ans plus tard, avec plus de 15 000 milliards de dollars d’obligations d’État qui se négocient à des rendements négatifs, la nature des raretés dans l’économie a radicalement changé. Le capital financier est désormais surabondant. À l’inverse, les capitaux naturels, sociaux et humains sont en pénurie. C’est à cette nouvelle gestion de la rareté que sont confrontées nos politiques économiques.
La finance s’est imposée comme le langage partagé par les entreprises pour évaluer leur performance. De proche en proche, par petites touches, elles ont modifié la façon de donner une valeur à la production, au travail, etc., pour prouver aux investisseurs financiers qu’elles étaient attractives. Les entreprises doivent désormais proposer sans cesse de nouveaux projets, des innovations, des ruptures… Elles se réorganisent, éclatent toujours plus leur chaîne de valeur pour montrer qu’elles sont en mouvement, qu’elles accélèrent et peuvent ainsi générer toujours plus de profits. L’entreprise qui a de l’avenir est celle qui est portée par les valeurs de l’entrepreneuriat : l’agilité, l’appât du gain rapide, la mobilité et le changement permanent. Déjà, de nombreuses voix s’élèvent pour nous expliquer que c’est de ce modèle que doit procéder la relance post-crise du Covid-19.
Il faut revenir aux sources de l’économie politique
Le technocapitalisme est porteur de très grands risques car la finance de marché qui en est son carburant principal génère des paris insensés sur l’avenir. Et cet avenir est une impasse. Pour en sortir, il est nécessaire de revoir en profondeur le fonctionnement de nos économies. Si on veut revenir à un capitalisme moins instable et plus démocratique, il faut profiter de ce temps de crise profonde et globale pour repenser le système en poursuivant deux objectifs : affaiblir le caractère spéculatif du capitalisme et ralentir les flux d’échanges.
Les outils pour atteindre le premier objectif n’ont rien d’original, ils sont connus et tournent autour de trois principes : séparer les activités de marché de celles relevant de la banque commerciale pour limiter les effets de contagion d’éventuelles crises financières ; interdire la circulation de créances risquées dans la sphère des banques commerciales ; limiter très fortement la possibilité de rachat de leurs propres actions par les entreprises dans le but de faire monter leur cours de bourse. À ces trois outils purement financiers, ajoutons la nécessité de démanteler les monopoles qui forment aujourd’hui une puissance quasi-supérieure à celle des États d’une part et le retour de la puissance publique dans l’ensemble des activités régaliennes d’autre part.
L’objectif de ralentir les flux d’échanges impose une réflexion beaucoup plus novatrice tant le principe de l’accélération économique et financière est au cœur de la pensée technolibérale. Dans cette perspective, nous devons retourner aux sources de l’économie politique pour forger des concepts nouveaux propres à dépasser les contradictions les plus fondamentales d’un monde qui se heurte à ce que nous appelons « l’impasse technocapitaliste ». La poursuite d’une expérience politique dans le contexte de la mondialisation implique que des solutions soient trouvées pour articuler l’échelle mondiale de la Grande Société et celle, nécessairement locale, d’un capitalisme de proximité non spéculatif à réinventer. La nouvelle voie ne pourra se trouver que dans l’articulation difficile entre l’échelle locale et l’échelle globale des problèmes. La question n’est pas de s’échapper du monde globalisé pour cultiver notre propre jardin et restaurer les clôtures de l’autosuffisance. C’est plutôt d’admettre que nous ne pouvons plus accepter de subir passivement et que nous devons inventer une échelle locale capable d’interagir avec la Grande Société. C’est à ce niveau que se situe la dimension collective, démocratique et décentralisée de la méthode expérimentale, seule à même de corriger les excès de l’accélération. C’est d’une pensée « radicale » dont il s’agit au sens où elle ne peut plus se contenter, comme l’a longtemps cru la social-démocratie et comme le croient encore aujourd’hui les partisans du social-libéralisme, de simplement réguler les abus du capitalisme spéculatif, mais où il doit bien plutôt reconstruire collectivement et à la racine le cadre institutionnel servant de base à une nouvelle organisation économique et sociale.
L’intelligence collective au cœur de la transformation sociale
À la hauteur de l’impressionnant travail réalisé par la pensée néolibérale tout au long du XXème siècle, les sciences sociales doivent refonder leurs modèles sur la vision d’une nature humaine coopérative et engagée. Dans cette perspective, nous proposons de mobiliser les travaux de John Dewey, Armatya Sen et Elinor Ostrom, afin de repenser la liberté comme une capacité à changer l’ordre des choses.
Dans l’anthropologie néolibérale, l’homme est seul et l’intelligence est perçue comme une possession privée et individuelle. C’est là que se trouve sans doute la contestation la plus décisive que l’on peut adresser à tous ceux qui pensent que l’ordre des choses est définitivement fixé. À l’inverse, John Dewey[2] ne reconnaît d’expérimentation véritable qu’à la condition qu’elle soit conduite par l’intelligence des citoyens engagés dans des collectifs (qu’il appelle « publics »). Dewey nous propose de penser la liberté comme une puissance d’agir, elle-même produite par des interactions sociales. C’est quand l’individu s’inscrit dans un collectif qu’il se met en capacité de saisir les enjeux qui le concerne. Cette forme nouvelle d’exercice de la liberté repose sur l’idée qu’elle consiste à participer à un engagement commun qui permet à chacun de réaliser ses capacités qui lui sont propres.
Armatya Sen[3] place la confiance au cœur du concept de capabilités qui l’a rendu célèbre. Il montre que la capacité d’auto-organisation d’un collectif s’explique par la confiance, la réciprocité, l’engagement et par les liens entre ces notions. Ce concept de « capabilités comme associées à une puissance d’agir » débouche sur la prise en considération de la dimension de responsabilité. Ce couple liberté-responsabilité produit la confiance dont le collectif a besoin pour fonctionner pleinement. La liberté devient ainsi une capacité de participer effectivement au processus de décision et de choix collectifs qui nous concernent. Cette remise en cause des fondements logiques de la pensée dominante amène Armatya Sen à nous proposer un changement de vision de l’homme. Inscrit dans sa communauté, l’individu contribue à la construction collective de la compréhension des problèmes économiques et sociaux et peut ainsi participer à l’étude des solutions envisagées.
Fort d’une vision anthropologique proche des Dewey et de Sen, Elinor Ostrom[4] propose un cadre juridique pour que la puissance d’agir puisse devenir réalité. À côté des propriétés privées et publiques existe une troisième forme de propriété : la propriété commune. Elle montre que pour la gestion des biens relevant d’une propriété commune (les « communs »), laisser les individus organiser par eux-mêmes leurs relations donne de meilleurs résultats que le recours à l’intervention publique, ou à la régulation par le marché. Ce qui l’amène à conclure que, dans un contexte idéologique saturé par la pensée néolibérale qui oppose biens privés et biens publics en même temps que la pensée néo-institutionnelle oppose marché et planification, c’est dans une « troisième voie » que se trouve la nécessaire alternative au système technocapitaliste.
La mobilisation de l’intelligence collective comme condition du renouveau de la puissance d’agir apparaît alors comme la base d’une économie politique propre à créer une alternative au capitalisme spéculatif qui est le nôtre. Nous devons être convaincus que l’intelligence sociale est le levier qu’il conviendra de retenir pour penser le monde d’après. Dans cette perspective, un projet politique serait de concevoir les cadres institutionnels qui favoriseront la réunion des conditions permettant son occurrence.
Ce monde d’après doit avoir pour projet un individualisme qui n’accepte plus de subir passivement son environnement, mais au contraire d’interagir avec lui. Au regard des théories économiques, le point peut-être le plus important concerne le fait de laisser les acteurs discuter pour élaborer en commun leurs propres règles de fonctionnement. La théorie économique est muette sur le type de règle qui peut émerger d’une discussion entre individus appartenant à une même collectivité, tout comme elle ne fournit que peu d’éléments permettant de décrire les formes institutionnelles favorisant l’émergence de la confiance, pourtant fondamentale dans l’action collective. Ce que Ostrom appelle self-governance n’exprime pas l’idée d’une autogestion en totale indépendance mais « d’une capacité à s’organiser pour que chacun puisse participer activement aux principaux processus de décision concernant la gouvernance de la communauté ». Elle n’implique donc pas une absence d’institutions publiques, mais signifie une participation des communautés « auto-organisées » aux processus politiques dans les domaines qui les touchent. La notion de gouvernance polycentrique ne s’oppose pas à la puissance publique mais à une conception de l’État imposant de manière verticale des solutions uniformes. L’approche d’Ostrom met l’accent sur les interrelations entre niveaux de gouvernement imbriqués. Typiquement, une gouvernance réussie requiert une hiérarchie emboîtée de procédures, avec des règles qui organisent les activités de routine à la base, des procédures de décision collective pour modifier ces règles à un niveau supérieur, et des mécanismes de choix constitutionnel au sommet.
Dans cette nouvelle anthropologie, quel que soit l’angle sélectionné, ce n’est pas l’individualisme qui s’impose mais cette subtile combinaison entre l’individuel, le social et le monde, qui est la source du « bien vivre », la condition de la coexistence humaine et finalement la remise en cause des modes de régulation technico-financiers aujourd’hui à l’œuvre dans nos sociétés. Au cœur de cette proposition pour une autre vision politique se trouve l’idée que : le marché et l’État ne sont pas les seules formes possibles d’organisation des rapports économiques. Dans un grand nombre de situations, et notamment pour la gestion des communs, laisser les individus organiser par eux-mêmes leurs relations peut donner de meilleurs résultats que le recours à l’intervention publique, ou à la régulation par le marché. Loin de prôner le désengagement de l’État, ce projet assigne aux politique publiques le rôle de produire les conditions institutionnelles nécessaires pour faciliter l’apprentissage et l’adaptation des collectifs, des individus et des institutions aux évolutions d’origine interne et/ou externe des systèmes socio-économico-écologiques dont ils font partie.
Éléments pour une politique économique novatrice
Ce pragmatisme est une philosophie de l’action qui réinstalle la pensée et la science dans un contexte public de discussion et d’expérience. C’est une philosophie adaptée à la culture que réclame les mutations de notre siècle. Elle induit deux conséquences. 1) L’individu est vu comme un être en relation avec les autres, 2) c’est à travers la discussion, les questions et les réflexions que nos convictions sont formées et les institutions qui structurent le processus démocratique doivent s’y prêter. Au-delà de la puissance publique, les institutions sociales peuvent être considérées comme des lieux de coopération et d’expérimentation. Au niveau local, l’imagination, l’autocréation, l’invention, doivent désormais remplacer la raison, la vérité et l’obligation, dans une démocratie renouvelée. La transformation sociale ne saurait être de l’ordre de l’acquis définitif ou d’une distribution immuable des actions politiques. Faire de l’intelligence sociale la méthode, c’est reconnaître la liaison nécessaire entre l’hypothèse et la mise à l’épreuve. Dans ce sens, les institutions sociales tout comme les combats collectifs peuvent être considérés comme des expériences à privilégier. L’intelligence collective est un modèle de communauté démocratique qui avance par expérimentation et dont la « plasticité » lui permet de s’adapter à l’évolution d’un monde changeant. La science agronomique est un exemple parfait de cette adaptation continue des pratiques liées à l’accumulation de l’expérience et à l’échange entre la science et la pratique. Car cultiver la terre suppose des connaissances précises, leur partage et leur transmission. Comme dans n’importe quel autre champ de la connaissance, cela suppose l’existence d’une communauté scientifique à tous les sens du terme. L’agriculture repose depuis toujours sur des milliers de connaissances patiemment accumulées, sur des méthodes éprouvées d’attention et d’observation, sur des systèmes complexes de transmission orale et écrite, sur la patiente formation des jeunes. Depuis l’Antiquité, elle repose aussi sur d’innombrables traités d’agronomie dont les cultivateurs sont parfois les rédacteurs et toujours les partenaires, puisqu’ils mettent en pratique les enseignements qui s’y trouvent, les vérifient, les rectifient et les complètent. Partout sur la planète, concernant l’irrigation, la récupération des eaux de ruissellement, le repos de la terre et sa fertilisation, la sélection des semences, leur protection contre les maladies, l’agriculture est inséparable de méthodes délibérées d’observation, d’expérimentation et de transmission.
Par ses travaux sur les « communs », Elinor Ostrom ouvre la perspective d’une approche nouvelle de la propriété. Celle-ci relativise le modèle utilitariste de l’homo œconomicus et les fondements de la pensée libérale qui voit dans la propriété privée, individuelle et exclusive, le meilleur système d’allocation des ressources. En stimulant l’exercice de la responsabilité, elle constitue l’une des conditions des libertés civiles. Pour identifier son champ d’application (un commun), nous faisons référence à trois éléments constitutifs : une ressource (une chose tangible ou intangible), une communauté (la plupart du temps géographiquement localisée), une gouvernance. C’est en prenant appui sur ces travaux que nous proposons de participer à la réflexion sur le « monde d’après » en ouvrant la perspective d’une nouvelle forme économique : les « systèmes de communs ».
À la base du « système de communs » se trouvent ce que nous appelons des « activités cognitives ». Elles se différencient des activités technocapitalistes par le fait que dans ces dernières l’employé doit simplement se conformer aux normes, procédures en vigueur, alors que le modèle cognitif est fondé sur deux principes : la responsabilité (coopération) et le temps comme valeur d’échange (la participation). Le Park Slope Food Coop[5] est une parfaite illustration de ce modèle. Nous pouvons appliquer la même grille de lecture à la forme juridique du jardin partagé. Elle organise une configuration bien précise des formes de propriétés et des droits : les lopins individuels voisinent avec des terrains et des services qui restent à la disposition des usages de tous, et des friches pour l’avenir ou pour la rotation des plantations. Que ce terrain se trouve à la ville ou à la campagne, il est lieu d’exercice de droits complexes qui limitent l’arbitraire et les caprices de l’individu autrement mieux que ne le fait le système de la propriété privée absolue et exclusive. Le développement des Communautés Énergétiques Citoyennes – sous réserve que leurs propriétaires sachent se doter d’une gouvernance propre à entretenir la dimension collective du projet – peuvent aussi aboutir à des conséquences similaires en matière de « puissance d’agir ». D’autres secteurs qui ont trait à la production de biens premiers sont très directement concernés par une réorientation vers ces modèles « cognitifs ». Ce qui fait toute la singularité de ces activités tient fondamentalement à l’inscription de leurs membres dans une gouvernance et une temporalité propre aux interactions sociales, à la responsabilité et à la coopération. Toutes ces caractéristiques confèrent cette puissance d’agir qui, en retour, les dotent bien souvent d’une créativité sociale et économique très supérieure à celle rencontrée dans les sociétés à gouvernance classique.
Mais, isolées, ces « activités cognitives » ne suffisent pas pour réellement fabriquer l’intelligence collective nécessaire à la transformation sociale (elles ne transforment qu’elles-mêmes). C’est pourquoi, un deuxième niveau du système consistera à imaginer des « espaces communs de proximité ». Le territoire, selon sa taille, sa complexité, son aménagement, les activités marchandes et non marchandes qu’il accueille, etc., est un élément actif d’un système qui, sous certaines conditions, participe à la fabrication de l’intelligence collective. La notion d’espace commun renvoie au fait qu’il procède d’une démarche d’expérimentation et fait naître un collectif d’acteurs (dont les « activités cognitives »). Par sa gouvernance, cet espace créera les conditions du cercle vertueux qui relie les intelligences individuelles et collectives. Son efficacité sera primordiale car son rôle sera aussi bien de garantir la permanence de la politique générale du projet (son but, ses valeurs, son organisation), de veiller à la bonne application des règles concernant les pratiques, les droits d’accès et de partage (commoning), les devoirs de chacun, etc. que d’accroître les « capabilités » des commoneurs en matière de coopération, de réalisation d’actions collectives, d’institution de règles permettant une gestion collective et efficace des ressources. L’analyse des conditions qui rendent possibles la résolution des situations révélées par la diversité des modèles participants d’une manière ou d’une autre à la vie du « commun » sera à l’origine de la grande diversité des réponses observées. La notion de proximité renvoie à l’aspect nécessairement local de ces initiatives. Ce processus cognitif ne pourra réellement se réaliser qu’à l’échelon local et dans le concret car la petite communauté et l’économie locale forment des cadres de projets beaucoup plus adaptés à la nature humaine, à sa liberté, à sa responsabilité. Vu comme un construit social, un lieu d’engagement de participation civique, sociale et économique, l’« espace commun de proximité » devient lui-même un projet collectif et c’est ce qui lui donne sa capacité à participer à la transformation sociale.
Enfin, et pour représenter une véritable alternative au capitalisme spéculatif, les espaces cognitifs présents sur un même territoire devront se mettre en réseau ce qui forme le troisième niveau du « système de communs ». C’est ainsi que pourra se réaliser le projet susceptible de ralentir les flux et dépasser les contradictions technocapitalistes : celui de l’autosuffisance des territoires. La globalisation des chaînes de valeur a conduit à une mise à distance sans précédent entre lieux de consommation et lieux de production. Ce processus a créé des systèmes d’une vulnérabilité extrême (nous le constatons aujourd’hui). Prenant acte des limites de ce système, un mouvement naissant (parfois forcé) traverse aujourd’hui le monde avec la volonté de ré-enraciner la fabrication dans les villes, de tisser de nouveaux liens entre innovation sociale et boucles locales de production et consommation. Il s’agit alors de profiter de ce mouvement pour transformer le paradigme technocapitaliste en reliant les communs territorialisés. Les échanges ainsi créés accélèreront puissamment la fabrication de l’intelligence collective et pourront inaugurer une dialectique d’une rare modernité au sein d’une démocratie renouvelée entre les représentants élus et l’intelligence collective des citoyens pour réaliser cette puissance d’agir, forme nouvelle de la liberté. Le croisement des différentes expériences, les avantages et faiblesses des modes de gouvernance, tout ceci impose la mise en place d’institutions favorisant les échanges entre ces espaces situés sur un même territoire. Loin d’être une utopie, c’est exactement de cette façon que des territoires entiers se réinventent à l’exemple de Barcelone qui a imaginé un nouveau futur pour l’un de ses quartiers emblématiques[6] en outillant ses habitants pour qu’ils puissent non seulement participer aux réflexions de créativité urbaine qui se sont mises en place, mais aussi pour leur permettre une réappropriation collective des outils au service du nouveau développement économique, social et environnemental de leur lieu de vie. Loin d’être anecdotique, ce mouvement a donné naissance au concept de Fab City dans lequel le quartier, la ville, le territoire sont appréhendés comme une ressource commune. Et ce concept devient progressivement une alternative à la métropole googlelisée promue par l’idéologie technolibérale. De proche en proche, à force d’expérimentation, c’est ainsi qu’une nouvelle vision du monde apparaitra dès lors que l’on saura pérenniser l’intelligence collective qui constitue son carburant en lieu et place de la finance.
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À un moment où quelque chose d’invisible est venu tout remettre en question et chambouler l’ordre établi, il nous faut être convaincus que, dans ce contexte de globalisation accélérée et d’individualisation, le maintien de l’expérience démocratique ne peut se trouver que dans une difficile articulation entre une échelle globale où la finance aura retrouvé la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter et l’échelle locale où s’affirment la vivacité des communautés démocratiques et citoyennes. Cette forme démocratique pourrait alors reprendre à son compte la métaphore de l’arche de Gilbert K. Chesterton : « Ce qui maintient une arche, c’est l’égalité de pression de pierres individuelles les unes sur les autres. Cette égalité est à la fois une aide mutuelle et une obstruction mutuelle. »
Renaud Vignes
Docteur en Sciences économiques
Maître de conférences associé
Aix-Marseille Université
[1] Vignes, Renaud. L’impasse. Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser. CitizenLab, 2019.
[2] Dewey, John. Après le libéralisme?: ses impasses, son avenir. Climats-Flammarion., 2014.
[3] Sen, Amartya. Un nouveau modèle économique: développement, justice, liberté, 2009.
[4] Ostrom, Elinor. « Par-delà les marchés et les États. La gouvernance polycentrique des systèmes économiques complexes ». Revue de l’OFCE 120, no 1 (2012): 13‑72.
[5] https://www.youtube.com/watch?v=RwRG6stOIOI
[6] https://www.urbanews.fr/2015/03/10/48041-la-fab-city-de-barcelone-ou-la-reinvention-du-droit-a-la-ville/