“REFUGIES ?” Une situation fort complexe
par Pierre Viaux , Ancien Ambassadeur de France, Ancien Directeur de l’OFPRA
Volontairement plus souvent qu’involontairement, responsables publics et médias entretiennent la confusion sur le terme «réfugiés ». Le fait que tous les gouvernements français successifs fassent adopter des réformes législatives sur ce sujet contribue au moins à entretenir le trouble, voire la suspicion que cette question est instrumentalisée et que l’opinion est manipulée. Victimes à terme : les réfugiés légitimes.
Un peu d’Histoire :
Accorder l’asile, donner sa protection à des personnes fuyant les persécutions, est une pratique aussi vieille que l’humanité. A l’origine, elle est essentiellement une obligation religieuse ; et on la retrouve dans la quasi totalité des croyances : le lieu de culte est un sanctuaire que nulle force ne peut profaner sans être condamné par Zeus ou par Dieu. S’agissant de l’Église chrétienne, l’asile est officialisé et codifié au concile d’Orléans en 511.
Quant la souveraineté divine a progressivement laissé la place à celle des États, le pouvoir d’accorder l’asile est passé graduellement de l’Église aux chefs d’État, c’est-à-dire au fait du Prince. En France, l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 consacre cette étape en confiant au juge, nommé par le roi, le pouvoir de décider de l’asile. L’asile devient alors un élément de politique internationale. Il n’est devenu un droit individuel que plus récemment, sans d’ailleurs faire disparaître les conceptions précédentes, religieuses et étatiques.
En France, la première apparition légale de l’asile comme droit individuel figure dans la constitution de 1793 (jamais appliquée). Son article 120 édicte : « Le peuple français donne l’asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté et il le refuse aux tyrans ». Il faut attendre 1832, c’est-à-dire la monarchie de juillet, pour qu’une première loi sur le sujet soit votée. Elle prévoit déjà de traiter différemment les réfugiés et les migrants.
Sur le plan international, ce sont les conséquences de la « Grande Guerre », notamment la dissolution des empires austro-hongrois et ottoman ainsi que la révolution russe qui vont provoquer des avancées. La Société des Nations, alors dominée par les européens occidentaux, traite le sujet par nationalité d’origine : les russes, puis les arméniens et les Assyro-Chaldéens, plus tard les allemands, les espagnols… Premier texte de portée générale établissant le principe du non-refoulement des individus en danger, la « Convention relative au statut international des réfugiés » est élaborée par la Sdn en 1933. Mais seuls cinq pays la ratifient, dont la France.
Notre pays crée alors des « offices » ou « comités » par nationalité, rattachés au ministère des affaires étrangères, qui mettent en œuvre le statut de réfugié ainsi créé.
La deuxième guerre mondiale va accélérer l’évolution du droit international. L’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 établit le droit de demander l’asile. La Convention de Genève sur les réfugiés de 1951 instaure le principe du non refoulement des réfugiés et les critères retenus pour leur attribuer ce statut.
Mais, dans le contexte international des années suivant la deuxième guerre mondiale, la portée de la Convention est alors réduite aux européens et aux victimes des évènements antérieurs à 1951. Ce n’est qu’en 1967 que le Protocole de New York a mis un terme à ces limitations.
Pour mettre en œuvre la Convention de Genève, la France crée en 1952 l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), placé sous la tutelle du ministère des affaires étrangères puisqu’il s’agit de l’application d’un traité.
Au départ, l’Ofpra (qui compte alors 70 agents !) fonctionne de façon très similaire à celle des « offices » ou « comités » par nationalité des années 1930-1940, à savoir que le personnel travaille par sections nationales et est pour l’essentiel composé de réfugiés originaires du pays en question, jugés les mieux à même, par leur connaissance des problématiques, des circonstances et des langues, d’apprécier le bien fondé des demandes d’asile par pays. Il en est ainsi, par exemple, dans le cas des réfugiés espagnols : l’instruction des demandes prend même en compte les attestations des syndicats et partis politiques en exil. Ce système des « réfugiés instructeurs » a joué un rôle important à l’Ofpra jusque récemment : après les espagnols et les allemands, il sera plus ou moins pratiqué pour la protection des persécutés latino-américains et pour le traitement des personnes fuyant l’Indochine dans les années 1970.
A partir de cette période la demande d’asile, jusqu’alors essentiellement européenne, va venir du monde entier, ce que permet la ratification par la France, en 1971, de la Convention de New-York. Les dictatures qui s’installent en Amérique Latine, puis la prise de Saigon par les communistes nord-vietnamiens, puis celle de Phnom Penh par les khmers rouges provoquent les premières extensions. Tous les continents vont suivre, notamment l’Afrique des régimes issus de la décolonisation.
Dans les années 1990, l’effondrement du mur de Berlin puis l’éclatement de l’Urss déclenchent de nouvelles vagues de demandeurs des anciennes républiques soviétiques, des pays de l’ex-Yougoslavie, en même temps que du Rwanda et Burundi en proie aux conflits tribaux et d’Algérie en guerre civile.
Dans les années 2000 de nouveaux critères d’admission au statut de réfugié apparaissent, notamment ceux liés au genre, aux violences faites aux femmes, à la traite des êtres humains. La loi de décembre 2003 donne une base légale à cette évolution qui sera confirmée et affinée par la jurisprudence.
Cette même loi crée la protection subsidiaire qui se substitue à l’asile territorial en même temps qu’il l’étend : jusque là accordée par le ministre de l’intérieur aux personnes menacées dans leur vie ou leur liberté, ce type de protection est désormais octroyée par l’Ofpra. En 2004, le traitement des demandes d’asile présentées à la frontière est également confié à l’Ofpra.
Mais, sous la législature suivante, la tutelle de l’Office est transférée au ministère de l’intérieur. Ce nouvel état de fait est significatif du déplacement des préoccupations : il s’agit désormais de réguler les migrations et non plus seulement de protéger les victimes internationales de persécutions. Outre que cette disposition entretient la confusion, l’Office peut désormais être soupçonné de faire varier sa rigueur en fonction d’instructions gouvernementales, au gré des hésitations et ruptures politiques ou de la pression de l’opinion publique, et non plus de faire dépendre ses décisions des seuls critères de Genève ou autres dispositions juridiques.
Définition :
La France accorde aujourd’hui quatre types de protection : le statut de réfugié, l’asile constitutionnel, la protection subsidiaire et le statut d’apatride. Dans tous les cas c’est l’Ofpra qui étudie les demandes d’asile et qui décide. Les déboutés peuvent contester les décisions devant la Cour nationale du droit d’asile (Cnda).
– S’agissant du statut de réfugié, le droit d’asile est d’abord international car la France est notamment liée par sa signature de la Convention de Genève de 1951 et par le Protocole de New York de 1967. La France doit aussi respecter les directives européennes depuis que le traité d’Amsterdam, en 1997, a donné des compétences à l’UE dans ce domaine et bien que la politique communautaire en la matière soit encore dans les limbes.
L’article 1er de Convention de Genève dit : “le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne … craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels évènements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner”.
Les conventions de Genève et de New-York s’appliquent aussi aux étrangers qui ont obtenu dans leur pays la protection du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mais ne peuvent plus y rester.
Les personnes qui obtiennent le statut de réfugié reçoivent une carte de résident valable dix ans, de même que certains membres de leur famille.
– L’asile constitutionnel résulte d’une disposition du préambule de la constitution française de 1946 (inclus dans la constitution de 1958) qui, reprenant plus ou moins l’article 120 de la constitution de 1793, accorde le statut de réfugié à tout étranger persécuté dans son pays en raison de son action en faveur de la liberté. Il peut s’agir, par exemple, de militants politiques ou syndicalistes, de journalistes, d’artistes ou d’intellectuels menacés pour leur engagement en faveur de la démocratie dans leur pays.
Le régime de protection des bénéficiaires de l’asile constitutionnel est identique à celui de réfugié conventionnel ; ils se voient donc notamment délivrer une carte de résident de dix ans.
– La protection subsidiaire est attribuée à l’étranger qui ne remplit pas les conditions d’acceptation au statut de réfugié mais qui prouve qu’il est exposé dans son pays à des risques graves : peine de mort, torture, traitements inhumains ou dégradants, menace contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence résultant d’une situation de conflit armé interne ou international.
Les bénéficiaires de la protection subsidiaire obtiennent une carte de séjour temporaire d’un an renouvelable
– Le statut d’apatride est reconnu, en vertu de la Convention de New-York de 1954, “à toute personne qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation”.
L’apatride reçoit une carte de séjour temporaire d’une durée de validité d’un an renouvelable. Après trois années, il peut se voir attribuer une carte de résident valable 10 ans.
La France n’octroie à aucun étranger la « protection temporaire », situation créée par une décision du Conseil de l’Union européenne qui s’adresse aux personnes déplacées du fait de la situation dans leur pays d’origine (conflit armé, violations graves des droits de l’homme). La protection subsidiaire française couvre en fait les personnes concernées.
Cessation et refus de protection :
La Convention de Genève définit les situations justifiant que le statut de réfugié soit retiré : si le bénéficiaire s’est volontairement réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité ; si, ayant perdu sa nationalité, il l’a volontairement recouvrée ; s’il a acquis une nouvelle nationalité ; s’il est retourné volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté de crainte d’être persécuté ; si les circonstances à la suite desquelles il a été reconnu comme réfugié ont cessé d’exister.
La Convention de Genève dispose aussi qu’elle ne s’applique pas aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou contre l’humanité ; qu’elles ont commis un crime grave de droit commun ; qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies.
Cette clause a été notamment appliquée à des Rwandais, à des ex-Yougoslaves, à des Tchéchènes… Elle est appliquée aux membres ou ex membres des groupes terroristes opérant au proche et moyen orient et au delà.
Mais tous les membres de groupes désignés comme terroristes ne peuvent pas être d’emblée exclus car il y a des contraints, des repentis, des non engagés dans la violence… Là encore chaque cas est individuel C’est, par exemple, le cas des Moudjahidin du peuple, organisation d’opposition iranienne installée à Auvers-sur-Oise dont certains membres ont obtenu le statut de réfugié – en particulier Maryam Radjavi qui dirige le mouvement – alors que l’organisation était sur la liste des groupes terroristes de l’Union européenne et des États-Unis.
Le statut de réfugié peut également être refusé lorsque le demandeur peut vivre sans risques graves de persécution dans une partie du territoire du pays dont il a la nationalité. C’est l’asile interne.
Toutes ces dispositions, qu’elles soient conventionnelles, constitutionnelles, législatives ou réglementaires sont précisées, interprétées ou éclairées par la jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour nationale du droit d’asile. Il en va ainsi notamment de l’appréciation des persécutions liées au genre, à l’orientation sexuelle, aux violences faites aux femmes et à la traite des êtres humains, notions introduites dans le droit positif français en 2003 mais toujours très difficiles d’interprétation.
Une pratique laborieuse :
Dans l’application de l’ensemble de ce droit, l’Ofpra et la Cnda se heurtent à de nombreuses difficultés.
La complexité basique est double :
1 – nombreuses sont les personnes dans le monde qui ont des raisons valables et/ou compréhensibles de quitter leur pays, mais, dans la grande majorité des cas, ces raisons ne correspondent pas aux critères établis par le droit international ou national ;
2 – face aux arguments avancés par les demandeurs d’asile, il est ardu de faire la part du vrai et du faux.
Pour aider à l’établir, l’Ofpra et la Cnda ont recours à une abondante documentation qui doit être en permanence remise à jour, et effectuent des missions dans les pays d’origine des demandeurs. Mais il s’agit souvent de pays désorganisés, en guerre extérieure ou interne. Et la documentation existante, de même que d’éventuelles missions, forcément en nombre limitées, ne peuvent couvrir tous les pays d’origine, ni tout leur territoire, ni toutes les situations. Les informations recueillies ne sont donc que partielles, voire partiales, d’autant plus que la conjoncture dans ces pays est souvent très compliquée et extrêmement mouvante.
L’examen des cas débute par la détermination de l’origine réelle des demandeurs car nombreux sont ceux qui déclarent faussement venir de tel pays ou de telle région ou de telle localité. Même une bonne connaissance des pays dont ils ont la charge ne permet pas toujours aux agents de l’Ofpra de l’établir avec certitude.
En outre, ceux-ci sont souvent confrontés à la fâcheuse impression d’entendre la même histoire répétée de multiples fois. En particulier, les récits qui ont antérieurement conduit à une admission au statut sont repris par d’autres demandeurs parce que la rumeur s’en répand naturellement, mais aussi parce que les passeurs « vendent » les « histoires » qui ont permis une issue positive ou qu’ils inventent eux-mêmes. Et, dans les meilleures intentions du monde, les organisations humanitaires qui aident les demandeurs ont aussi cette tentation.
Les entretiens avec les demandeurs sont aujourd’hui la norme. Environ 80 % des décisions sont prises à leur suite. Ils permettent en général à des agents d’expérience de faire la part du vrai et du faux avec une relative conviction. Ils durent en moyenne 45 minutes, mais peuvent durer plusieurs heures, voire être renouvelés. Outre au siège de l’Office et à son antenne de Cayenne, les entretiens se tiennent dans de multiples lieux : centres de rétention ou de détention, locaux de préfectures, zones d’attente des aéroports, et – de moins en moins exceptionnellement – à l’occasion de missions d’agents dans les zones ou arrivent les demandeurs, en France ou à l’étranger : l’Office a fait (et fera) des missions en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les pays du Sahel, au Liban, en Turquie…
Plus de 90% des auditions des demandeurs d’asile sont réalisées avec des interprètes. Plus d’une centaine de langues sont utilisées : l’arabe, l’albanais et le pachto viennent actuellement en tête. Les missions organisées en province, en outre-mer et à l’étranger accroissent naturellement la difficulté de trouver des interprètes compétents et de confiance.
L’organisation des entretiens est compliquée aussi par le fait qu’ils se font souvent à trois : outre l’agent et l’interprète, le demandeur peut demander à être accompagné par une personne de son choix : avocat, membre de la famille, représentant d’une association, etc…
Une autre difficulté, désormais bien connue, est l’application du règlement dit de Dublin par lequel les membres de l’Union européenne ont convenu que les demandes d’asile doivent être étudiées par le pays de première entrée dans l’UE. Les pays du sud supportent à ce titre une part importante du fardeau, notamment l’Italie, la Grèce et Malte. Mais pour tous les pays cela conduit à un casse-tête à la fois juridique et pratique : comment d’abord identifier et ensuite renvoyer dans le pays de première entrée en Europe des demandeurs qui ont traversé plusieurs pays et ont éventuellement présenté des demandes d’asile dans certains de ceux-ci avec quelquefois des identités multiples. La prise d’empreintes en application du règlement Eurodac est supposée apporter des certitudes quant au parcours des demandeurs. Mais ce système de détection de la fraude n’est pas toujours opérant car les empreintes sont fréquemment altérées.
La « procédure accélérée » est paradoxalement une autre source de complexité. Le placement en procédure accélérée, par les préfectures ou par l’Ofpra, a deux motifs principaux : si le demandeur est originaire d’un pays dit d’origine sûr (liste dressée par le conseil d’administration de l’Office – les pays européens divergent sur ladite liste) ; et quand un débouté demande un réexamen de sa demande. Mais les préfectures peuvent invoquer d’autres motifs, essentiellement les fraudes ou tentatives de fraudes ou la menace à l’ordre public. L’Ofpra, qui peut, de sa propre initiative, placer un demandeur en procédure accélérée, peut aussi le reclasser en procédure normale.
En procédure accélérée, l’Office dispose seulement de quinze jours (96 heures si la personne est en rétention) pour statuer. En cas de recours, la Cnda dispose de cinq semaines. Mais le fait qu’une demande soit examinée en procédure accélérée ne change rien à la procédure d’examen qui reste individuel et pour lequel l’entretien reste la norme. Concilier la qualité de l’examen et les délais n’est évidemment pas simple.
Environ 40 % des dossiers sont étudiés en procédure accélérée. Elle concerne notamment les Albanais (plus d’un tiers), les Kosovars, les Haïtiens, les Arméniens…
Quelques chiffres :
En 2017, l’Ofpra a pris 115 000 décisions, y compris les réexamens et en comptant les mineurs accompagnés ou non. C’est un accroissement de 28 % par rapport à l’année précédente.
En 2017, le taux d’admission au statut de réfugié de l’Office s’élève à 27 %. Après les recours devant la Cnda, le taux de protection accordé par la France atteint 36 %.
Ces deux proportions ont beaucoup varié. La situation dans certains pays à un moment donné constitue sans doute l’essentiel de l’explication. Mais il est difficile de nier que la politique et/ou l’opinion publique et les médias exercent une pression. Celle-ci influe sur les chiffres plus ou moins directement. Les fréquents changements des règles ou des modes d’instructions ont le même effet, même s’il n’est pas toujours celui attendu par leurs initiateurs.
Ainsi, jusqu’en 2012 plus de la moitié des admissions au statut de réfugié étaient décidées par la Cnda ; jusqu’à 70 %. Depuis, la proportion s’est progressivement inversée : aujourd’hui, l’Ofpra prononce 75% des décisions favorables. Plus révélateur encore est l’évolution du taux d’acceptation des demandes qui ne dépassait guère 10% pour l’Ofpra au début des années 2000 et qui s’est élevé progressivement depuis 2012.
Supérieures à 100 000 en 2017, les demandes d’asile devraient stagner en 2018. Les précédents pics ont été la période 1989-1990 avec plus de 60000 demandes et la période 2002-2003 avec plus de 65000 demandes, chiffre qui ne sera retrouvé qu’en 2013. Dans les intervalles, le nombre des demandeurs est descendu à environ 20 000 (1996) ou 30 000 (2007).
Près de 43 000 personnes ont obtenu une protection de la France en 2017, ce qui est un record. La principale raison de ce fort accroissement est l’augmentation du nombre des demandeurs afghans qui bénéficient d’un fort taux d’admission, essentiellement au titre de la protection subsidiaire. Outre l’Afghanistan (23,7 % des bénéficiaires), les principaux pays d’origine sont le Soudan (15,4%) et la Syrie (14,6 %). Si l’on met de côté l’Albanie – dont la très forte augmentation des demandeurs est peut-être transitoire – ce sont les pays qui sont en guerre civile qui provoquent le plus grand nombre de demandes : l’Afghanistan, le Soudan, la Syrie, la République démocratique du Congo. Quant aux demandes croissantes de Guinée et de Côte d’Ivoire, en très forte augmentation également, elles ne sont pas liées à une situation politique et/ou sécuritaire en dégradation, mais à l’invocation de persécutions sociétales (orientation sexuelle, mariages forcés, violences faites aux femmes…).
Problématiques particulières :
Elles sont nombreuses et variées, à la fois géographiquement et typologiquement. Par exemple :
– S’agissant de la demande africaine, les motifs politiques, ethniques ou religieux sont en déclin, même s’ils restent majoritaires. Les persécutions sociétales sont de plus en plus invoquées et sont désormais majoritaires dans plusieurs pays, soit seules, soit en appui d’autres motifs.
– L’Albanie (plus de 8000 demandes en 2017) est un cas particulier. Ce pays est potentiellement candidat à l’adhésion à l’UE et il bénéficie d’un régime de visa libéral. Les demandeurs invoquent essentiellement être victimes de la vendetta. Cette pratique est certes répandue et traditionnelle ; mais elle est difficile à établir individuellement ; et on se trouve là très souvent devant des récits construits par passeurs et/ou maffieux. Les invocations de persécutions sociétales y prennent de plus en plus de place.
– Déposées par des personnes le plus souvent passées par la Turquie, venant de zones, tenues ou précédemment tenues par l’État islamique, les demandent d’asile de syriens et irakiens soulèvent des interrogations, ardues à résoudre compte tenu du désordre régnant dans ces régions, afin de s’assurer qu’elles ne sont pas le fait de complices, passés ou présents, des terroristes.
– La question des mineurs isolés est un casse-tête depuis toujours pour l’Ofpra, mais il est aujourd’hui aggravé par la multiplication des demandeurs mineurs ou se prétendant tels. Encore, le nombre des demandes de leur part parvenant à l’Office est bien inférieur à la demande potentielle car la plupart des mineurs « découverts » sur le territoire sont pris en charge par l’aide à l’enfance. Déterminer l’âge réel des personnes en question est une difficulté quasi insurmontable à la fois scientifiquement et juridiquement. Définir qui est le représentant légal du mineur isolé n’est guère plus simple.
– La traite des êtres humains, est un motif a priori assez clair à instruire : l’asile sur ce thème est en effet, à l’évidence lors des entretiens, le plus souvent, instrumentalisée par les réseaux de passeurs / proxénètes ; et ce serait donc une raison pour débouter la plupart des demandes de ce type. Mais les personnes concernées, quelquefois accompagnées par leur entremetteur lors des entretiens, sont effectivement des victimes, souvent forcées par la violence à déposer des demandes et à raconter les histoires qu’on leur a dictées. Ce phénomène touche notamment le Nigéria et d’autres pays africains mais aussi des pays des Balkans, d’Europe de l’Est et d’Asie. Et il y a d’autres traites que le proxénétisme qui soulèvent plus ou moins les mêmes questions, comme l’esclavage domestique.
– La demande de victimes de torture, qui progresse, est très diverse par son origine géographique, par sa nature, par les motivations des tortionnaires et par les « autorités » responsables, étatiques et non étatiques. De plus, la définition donnée par les Nations-Unies est devenue obsolète. Quant aux certificats médicaux qui accompagnent généralement les demandes, ils sont souvent sujets à caution, notamment ceux qui concernent les séquelles psychologiques.
– Les demandeurs africains, y compris maghrébins, invoquent de plus en plus leur orientation sexuelle et/ou leur identité de genre pour démontrer qu’ils ne peuvent retourner dans leur pays. Moins fréquemment, c’est aussi le cas de demandeurs du Pakistan, du Bangladesh, d’Iran, d’Afghanistan et du Kosovo. Les responsables désignés des persécutions sont le plus souvent les autorités religieuses, la famille, le voisinage… Le refus de protection est souvent le fait de pays ou régimes dans lesquels l’homosexualité est pénalisée. La principale difficulté de ces dossiers est la crédibilité de l’orientation sexuelle invoquée. Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, en 2017, a interdit les expertises psychologiques, pratiques dont la fiabilité était d’ailleurs fortement contestée.
– Les différentes formes de violences faites aux femmes sont également invoquées de plus en plus, principalement dans les demandes africaines, mais aussi, dans une moindre mesure, dans les demandes balkaniques et caucasiennes : mariage forcé ou précoce, violences au sein des couples ou des familles, viol, notamment viol comme arme de guerre, mutilation sexuelle… Là encore, il faut beaucoup d’expérience et de temps dans les entretiens comme dans l’étude des pièces du dossier pour aboutir à une décision étayée.
Conclusion :
Face à ce formidable et complexe travail d’instruction, les moyens de l’Opra et de la Cnda ont sensiblement augmenté ces dernières années :
Moyens de l’Ofpra : 822 agents. 64 % de catégorie A dont 59% de femmes. 38 ans de moyenne d’âge. Budget : 65 M€
Moyens de la Cnda : 420 agents dont 55% de catégorie A. 60% de titulaires. Budget : 28 M€
L’énormité, la complexité et le coût de l’activité des deux institutions conduisent à s’interroger sur son efficacité.
Le but essentiel est atteint : conformément à sa tradition, la France figure parmi les pays les plus généreux et les mieux organisés en matière de protection des demandeurs d’asile.
Mais l’objectif de donner effectivement un sort différent à ceux qui sont des réfugiés légitimes et les autres ne l’est pas.
A l’issue de ce très lourd exercice de distinction, les déboutés du droit d’asile retournent très rarement dans leur pays d’origine. Les retours volontaires sont très rares, notamment parce que les intéressés sont installés depuis des mois sinon des années en France du fait de la durée inévitable de l’instruction des demandes et des recours. Quant aux retours contraints, ils sont peu nombreux parce que cela constitue, pour les services de l’État, un parcours du combattant juridique interne et international et que cela demande des moyens pratiques démesurés.
En matière de contrôle des migrations, le système n’est donc plus adapté à la situation présente et à venir. Et la confusion entretenue sur le terme de « réfugié » n’est guère plus tenable. D’où les idées de créer des centres de regroupement des migrants sur des territoires étrangers, voire aux frontières européennes, voire aux frontières entre pays de l’UE. Dans ces centres fermés seraient traitées les demandes d’asile avant l’entrée éventuelle sur le territoire européen, dans tel ou tel pays ; et les déboutés seraient de là reconduits dans leur pays (plus facilement ?). Mais cette solution, outre qu’elle nécessite la collaboration des pays concernés, n’est pas conforme à la Convention de Genève ; elle se heurte à d’autres dispositions juridiques internationales et nationales ; et elle met de fait un terme à la libre circulation dans l’espace Schengen.
Ceci dit (en même temps !), ce système est pratiqué par l’Australie depuis bientôt vingt ans. Et il a été pratiqué par le gouvernement de Front populaire à l’égard des réfugiés espagnols fuyant le régime franquiste…
Une clarification juridique et l’harmonisation des pratiques sont un impératif et ne peuvent qu’être multilatérales ; mais on ne les voit guère venir.
À défaut, l’arbitraire et la diversité de traitement des migrants sont en train de s’installer, au gré de gouvernements changeants et selon les territoires. Ainsi se trouve sapée la confiance que l’opinion publique peut encore avoir dans un système qui est à bout de souffle car il ne correspond plus aux réalités d’aujourd’hui. Si ce jeu confus se perpétue, voire s’amplifie, le droit d’asile va devenir rapidement intolérable pour les pays d’accueil ; il est alors condamné ; et pour les demandeurs d’asile légitimes, noyés dans une masse indistincte aux mains de trafiquants, ce sera « no chance ».
Pierre Viaux
25 août 2018