Une élection présidentielle américaine
Les regards décalés d’Ariane Sauvage
correspondante de France Audacieuse en Californie
Une élection américaine ressemble beaucoup à un iceberg. Flottant sur les mers agitées de la Démocratie, on n’en voit qu’une petite partie émergée, liée à l’élection du Président et il semble aussi massif que solide. Mais on ne perçoit pas toujours toutes les décisions complexes qui se prennent sous la surface.
Selon une projection d’octobre 2020, les dépenses liées à la campagne présidentielle américaine pourraient monter jusqu’à 11 milliards de dollars (près de dix milliards d’euros), soit trois fois plus qu’il y a vingt ans, pour l’élection de George W. Bush, d’après les chiffres du site Center for Responsive Politics, ce qui en ferait la campagne la plus onéreuse de toute l’histoire des États-Unis. Les autorités fédérales participent, mais très peu, à ce budget sous la houlette du FEC : Federal Election Commission, c’est donc en majeure partie de la poche des donateurs que sortent ces sommes impressionnantes. Vu de loin, de fait, ces chiffres paraissent énormes, voire choquants, quand on ne les croit liés qu’à la seule élection d’un homme. Vu de près, cependant, la réalité est autre et ces chiffres énormes ont leurs raisons d’être. Car si les Américains se rendent aux urnes pour élire leur président pour quatre ans, ils y vont aussi pour se prononcer sur bien d’autres choix. Rappelons d’ailleurs que les Américains n’élisent jamais directement leur Président, ils indiquent par leur scrutin aux autorités de l’État où ils résident pour qui voter à la réunion des grands électeurs, lesquels sont choisis en fonction du parti vainqueur. Bien sûr, le processus électoral varie selon les 50 États de l’Union, mais au moins 27 d’entre eux pratiquent une forme de démocratie populaire, dont la Californie, qui fait partie de ce groupe depuis 1911.
Ici donc, un mois avant le scrutin, chaque électeur ou électrices enregistrés reçoit deux livrets, l’un de l’État de Californie, l’autre du County où il réside. Le premier fait 112 pages, le second, 56. Tous deux combinés forment une sorte de guide exhaustif des choix à faire, un guide qui peut aussi être traduit à la demande en douze langues, anglais et espagnol, bien sûr, mais aussi, entre autres, le russe, le chinois, le khmer ou le tagalog (langue des Philippines). Les électeurs font par ailleurs l’objet d’un bombardement massif de publicités en tout genre, par la Poste, dans les supermarchés, à la télévision, etc. Pour cinq minutes de nouvelles, compter à peu près quinze minutes de pubs politiques.
En plus de cela, chacun et chacune reçoit un bulletin de vote appelé « Ballot », qui se présente comme un questionnaire à choix multiples, auquel on répond en remplissant de petits cercles imprimés en face de chaque choix proposé. Cette année, dans la ville de Los Angeles, il y a vingt-cinq questions sur ce Ballot couvrant un vaste terrain de réflexion, puisqu’elles vont de l’élection du troisième membre du conseil d’administration de certaines universités publiques, au juge de la 72 ème Chambre ou à un référendum modifiant la constitution de l’État de Californie. Ce n’est qu’en page 5, la toute dernière, que le questionnaire vous demande de départager les candidats à l’élection présidentielle.
Cette élection requiert donc de choisir des officiels au niveau de la ville, du County et de l’État, ainsi qu’au niveau fédéral.
Il y a par ailleurs des referendums, appelés aussi « Measures », qui, eux, peuvent concerner à leur tour la ville, le County ou l’État. Les sujets en sont en général extrêmement variés. Ainsi cette année on y trouve des mesures budgétaires comme par exemple l’émission d’une obligation par la ville de Los Angeles en vue de financer l’introduction de nouvelles technologies dans les classes primaires et secondaires. Une mesure constitutionnelle qui permettrait aux jeunes de 17 ans de voter aux élections primaires à condition qu’ils atteignent leur majorité avant l’élection présidentielle. Une mesure sociétale qui permettrait de donner un statut de travailleur indépendant aux employés de service comme Uber, ou une autre qui propose d’empêcher l’accès de certains condamnés aux conditions de libération anticipée.
Donc, si nous résumons, un électeur consciencieux basé à Los Angeles va devoir élire quatre membres de conseil d’administration, un représentant à l’Assemblée de Californie, un représentant au Congrès de Washington, le Procureur général et trois juges du County… et enfin POTUS : President Of The United-States, ainsi que son Vice-President. Il va aussi devoir s’exprimer sur une Measure au niveau de la ville, et une autre au niveau du County, ainsi que douze Measures au niveau de l’État de Californie dont une qui modifierait la Constitution.
Le livret qui décrit ces mesures est très complet : en plus d’un résumé du texte de loi proposé, il décrit les raisons pour lesquelles cette loi est présentée aux électeurs, ses conséquences fiscales, un argument en sa faveur suivi d’un contre-argument, ainsi qu’un argument en sa défaveur, suivi de son contre-argument. Ces textes explicatifs sont signés par des personnalités venant de l’administration ou du monde associatif, syndical ou politique.
Cette année, c’est la Measure 14 qui remporte la palme de la description la plus longue … et qui fait l’objet d’un nombre impressionnant de publicités pour ou contre. Cette mesure propose l’émission par l’État de Californie d’une obligation de 5,5 milliards de dollars pour financer la recherche médicale basée sur les cellules souches, ainsi que de 1,5 milliards de dollars pour la recherche sur les maladies d’Alzheimer et de Parkinson. En plus des six pages de description et argumentaire, on peut lire vingt-et-une pages pour expliquer ce que serait l’émission obligataire et son utilisation. Donc, pour bien comprendre cette proposition de loi budgétaire, il faut déjà se forger une opinion sur l’utilisation des cellules souches dans la recherche médicale –opinion qui touche au débat sur l’avortement, sujet ô combien sensible aux États-Unis. Il faut ensuite étudier les détails de l’émission obligataire et comprendre comment et dans quelles institutions cet argent serait réparti, et enfin quelle en sera l’incidence sur le budget général de l’État. En somme, une bonne décision raisonnée exige un solide bagage en biologie, suivi d’une réflexion éthique, d’une compétence en finance, la connaissance des rouages de l’administration californienne et la capacité à lire les vingt-sept pages rédigées par les avocats. Ouf, c’est tout ! Autant dire que même pour un citoyen motivé, un tant soit peu éduqué et impliqué, cela requiert une sacrée dose de travail et de temps avant de colorier en noir les fameuses cases rondes de son Ballot.
Il n’est alors guère étonnant qu’à elle toute seule l’élection présidentielle ne conduise que 60% de la population en âge de voter aux urnes, alors que des élections secondaires comme les municipales n’attirent dans les quinze plus grandes villes des États-Unis qu’à peine 20% de l’électorat.
La question, la vraie question que l’on peut se poser à bon droit avec toutes ces données est si la Démocratie est capable de résister à toutes ces incessantes campagnes publicitaires, payées par certains lobbys ? Est-elle vraiment respectée et bien servie par des initiatives populaires de ce type, lesquelles ne seront a priori votées que par une élite éduquée ? Et encore…par une élite éduquée qui aura le temps et l’intérêt suffisants pour s’y intéresser. Sous cet angle, l’iceberg des élections américaines apparaît curieusement fragile et il faut souhaiter en effet que sa partie immergée ne le fasse pas à terme couler tout entier.