Note de Jacques Hassin
pour France Audacieuse
L’alimentation : un sujet de sciences humaines ?
I – Introduction
Nous sommes encore nombreux à avoir vécu notre enfance avant l’invention de la télévision. Nous sommes encore quelques-uns à nous souvenir des repas familiaux, des échanges qui se produisent à cette occasion et de l’importance de ces moments dans les parcours de vie intrafamiliaux. Il ne s’agit pas, bien sûr, de s’arrêter sur un passé mythifié et idéalisé qui aurait disparu au profit d’un présent où l’individualisme le dispute à la perte des liens sociaux et où la fureur et le bruit remplaceraient la douceur de vivre d’autrefois. Pourtant, comment ne pas penser à tout cela lorsqu’on assiste au repas du soir dans les grands centres d’hébergement d’urgence pour personnes SDF ou dans les grandes maisons de retraite. Souvent le repas se fait dans un grand réfectoire autour de grandes tables où mangent de nombreuses personnes dans un silence assourdissant. Qui n’a pas été frappé par ce silence ? Les personnes qu’on ne peut appeler convives (cum vivare : vivre avec ou vivre ensemble) sont seules au milieu de la multitude. Pas d’échange, pas de regards, pas de dialogues. Le nez dans l’assiette, on s’efforce d’engloutir le plus vite possible un repas sans aucune convivialité. Un repas qui n’a de sens et de valeur que fonctionnel. Il s’agit d’apporter un minimum de substances nutritives au tube digestif permettant la survie physiologique mais pas de vie relationnelle avec le milieu ambiant. Qu’on pense à nos repas après nos matchs de rugby ou de football du dimanche. Je dirais même qu’elles font partie intégrante de nos « deuxièmes mi-temps ». Il s’agit moins d’apports nutritifs sommaires que de partage entre des frères devenus des convives.
Autour du repas, dans l’acte de s’alimenter, se joue bien d’autres choses que la seule nécessité mécanique. Sans aller jusqu’à évoquer Freud et l’importance du stade oral avec le plaisir premier lié au sein de la mère dans la construction de notre inconscient, on voit que dans l’altération du lien social la perte du plaisir de l’échange et in fine du vivre ensemble joue un rôle majeur chez tout un chacun d’entre nous. Il n’est que de penser sans le développer aux troubles du comportement alimentaire comme la boulimie ou l’anorexie mentale.
L’alimentation est liée au travail de façon très ancienne puisque dans la genèse on trouve : « A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain et dans l’évangile de Saint-Paul dans la 2ème épitre aux Thessaloniciens 2, 7-10 il est dit : « Et même c’est lorsque nous étions au milieu de vous que nous vous avons donné cet ordre : Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas ». Curieusement d’ailleurs on trouve les mêmes termes dans l’ancienne constitution de l’URSS : « Le travail est pour chaque citoyen apte au travail un devoir et un honneur selon le principe qui ne travaille pas ne mange pas ».
II – Histoire
Vers – 4 millions d’années les Australopithèques ont un régime végétarien et frugivore comme l’atteste leur dentition et leurs robustes mâchoires. Ils se nourrissent de fruits, de graines, de tubercules et même de plantes. Mais pour survivre, en raison peut-être de modifications climatiques, ils commencent à apprécier la viande et deviennent omnivore comme l’ont montré les travaux des odonto-anthropologues. Leurs canines et leurs molaires sont réduites mais néanmoins plus grandes que chez Sapiens. L’apport protéinique du régime omnivore grâce à de la viande, de la graisse animale et de la moelle osseuse a un impact direct sur leur métabolisme. Il permet un développement du cerveau qui passe de 300 à 1500 cm3 (2300 cm3 aujourd’hui).
Vers -2 millions d’années, Erectus cueille des fruits et des racines. Mais devenu charognard, il passe aux activités de chasseur de petits animaux d’abord puis de plus gros comme des éléphants, aidé par son squelette massif. Il a accès aux viscères et en particulier au foie qui permettent un apport enrichi en vitamines A et D. Cela a favorisé le développement de son squelette. Homo erectus a la capacité de faire cuire les produits de sa chasse ce qui rend les aliments plus digestes. La cuisson permet de rendre assimilables les amidons et les viandes sont plus digestes, plus tendres et plus goûteuses. En attendant que sa nourriture soit cuite l’homme se donne aussi le temps de discuter et d’apprécier la compagnie des membres de son clan et même d’invités. Autour du foyer, un cercle de pierre délimite l’espace. Pour pénétrer dans le cercle il faut y être invité. Le terme convive du latin « cum vivare » caractérise bien le vivre ensemble propre à notre société. La nature sociable de l’homme, le fait qu’il aime vivre en société, discuter et communiquer remonte peut-être à l’époque où les premières tribus se réunissent autour du feu. Est-ce à cette époque pendant les veillées auprès du feu que se développent l’esprit communautaire et tous les rites tribaux ?
Vers – 20.000 ans, la terre ne compte que 5000 Sapiens qui vivent en petites communautés nomades de chasseurs-cueilleurs. La cueillette de graines et de fruits, les petits mammifères, les poissons et les coquillages suffisent à satisfaire les besoins nutritionnels et alimentaires du groupe, à sa survie et plus encore à sa croissance.
Vers – 10.000 ans les anciens nomades se sédentarisent. On entre dans le Néolithique. On imagine mal la révolution créée par cette évolution et ses conséquences. La spécialisation des tâches fabrique la société. Sapiens passe du statut de petit groupes nomades chasseurs-cueilleurs à des communautés sédentaires. Il invente l’agriculture et l’élevage. La vie sociale s’organise et s’enrichit. Des spécialisations dans les tâches quotidiennes s’ébauchent selon l’âge et le sexe. Le blé, l’orge et l’olivier sont « domestiqués ». Le mouton et la chèvre le sont aussi. Ensuite, viennent des légumineuses comme les pois, les fèves et les lentilles. Pour les animaux, ce sera le porc et le bœuf. La possibilité de constituer des réserves de céréales importantes et de disposer de bétail qui fournit de la viande et du lait permet aux hommes de vivre ensemble plus nombreux et de développer de nouvelles formes d’organisation sociale. Autosuffisant sur le plan alimentaire il a le temps de réfléchir et de se poser des questions métaphysiques. La première religion est la vénération de « Gaïa » la Déesse de la terre. Elle sera à l’origine de tous les mythes et symboles autour de la terre, de l’agriculture et de l’alimentation.
Vers – 7000 ans, la culture du riz est « inventée » en Extrême-Orient. Elle se diffuse en Chine du Nord et dans la vallée du Gange en Inde. Sur le continent Américain la culture du maïs apparait au Pérou il y a – 6000 ans.
Les conquistadors découvrent des plantes inconnues comme le maïs, la pomme de terre, la tomate, le vanillier, le cacaoyer et le fraisier qu’ils acclimatent en Europe en 1494 pour le maïs. Il deviendra un aliment de base en Italie avec la polenta. Avec beaucoup de mal à s’imposer en France la pomme de terre sera introduite en 1494 par Parmentier.
Les Romains conservent les légumes comme les olives et les radis dans de la saumure. Jusqu’au XIXème siècle la salaison est le seul moyen de conserver les aliments plus de quelques jours. Au-delà de 15% de sel la fermentation ne peut pas se développer.
En 1790 un confiseur parisien invente un procédé de stérilisation des aliments à la chaleur dans des récipients hermétiquement clos. C’est l’invention de la fabrication de conserves. Elle permettra l’invention de l’Ultra Haute Conservation. Le premier réfrigérateur nait à Chicago en 1913 et le premier congélateur domestique dans les années 1960 (l’auteur de ces lignes avait 10 ans à cette époque).
III – Aujourd’hui
Quoi de plus banal qu’un repas ? Nous en faisons chacun environ 55.000 dans notre vie. Pourtant, malgré sa banalité le repas garde une place privilégiée dans la vie de l’homme et de sa culture. Il s’agit d’abord de reconstruire ses forces, une nécessité vitale pour lutter contre l’action du temps et pour vivre. Cela nous ramène et nous renvoie à notre condition humaine avec tout ce qu’elle comprend de fini et d’éphémère. Mais c’est aussi un moment convivial qui rassemble et réunit. Dans la Bible, le lien entre parole et nourriture se traduit par le fait que les paroles prononcées au cours du repas sont placés entre guillemets. L’acte de mâcher ensemble autant que de parler est le fait d’une certaine intimité. Ne pas vouloir partager cette intimité conduit à n’offrir à des visiteurs qu’un apéritif et non de partager le repas. C’est aussi un moment où il est fait appel à tous nos sens. Le toucher de l’aliment qui existe encore dans les traditions où l’on mange avec les mains. L’ouïe par l’écoute de l’autre, la vie par le plaisir de la table et des mets et naturellement le goût.
Alors, en conclusion, on peut bien sûr se lamenter et regretter les époques passées qu’ont vécues autrefois les sexagénaires et les plus âgés. On peut se désoler de voir que le repas familial partagé en commun et sans écran allumé n’existe plus. Chacun quand il en a envie se sert au frigo et mange seul devant la télévision, sa tablette et autres écrans. On peut s’attrister de la perte de liens sociaux et remarquer que l’on est passé du convive au consommateur. Pourtant, je suis un indécrottable optimiste. L’histoire balance souvent entre deux extrêmes. Je pense que cette perte de lien, surtout chez les familles précaires, est en partie responsable de « l’épidémie » de diabète de type 2 autrefois appelé diabète gras chez l’adulte de la cinquantaine qui touche maintenant les adolescents. Il ne faut pas seulement s’attrister sur l’explosion des nouvelles technologies et ses conséquences mais plutôt imaginer que la maîtrise rationnelle de ce qui n’est au départ que des outils permettra un équilibre chez l’animal social que nous sommes par-delà les scories de l’immédiateté et du plaisir solitaire. Même la réalité virtuelle et les technologies à venir ne sont pas incompatibles avec le maintien des liens dans une société de post-modernité. Je suis sûr qu’un jour tous ces écrans reprendront leur place en tant qu’outils n’excluant pas la lecture et le vivre ensemble, ciment encore vivant de notre société mondialisée.
Jacques Hassin
17 octobre 2017