« Communication et Justice :
quand les médias et l’opinion publique s’emparent du prétoire »
Conférence à l’Institut d’Etudes Judiciaires Jean Domat
(Université Paris I Panthéon Sorbonne)
18 mai 2017
Intervenants :
Marine Babonneau, Rédactrice en chef de Dalloz Actualité, intervenante-modératrice
Guillaume Didier, Directeur associé de Vae Solis,
Yves Poirmeur, Directeur du Département de Sciences Politiques à l’Université de Saint-Quentin en Yvelines,
Agnès Thibault-Lecuivre, Vice-procureure en charge de la communication au Parquet de Paris
Sandra Chirac Kollarik, Avocat (cabinet ACR)
Ouvrant la conférence sur le thème de la publicité des débats, Marine Babonneau rappelle les liens complexes entre la justice, les médias et l’opinion publique, et leur évolution alors que la couverture des audiences est aujourd’hui faite par des live-tweets et qu’il est de plus en plus important de couvrir et préparer les procès par la communication comme l’ont montré les affaires Kerviel ou Clearstream.
Les relations entre la presse et la justice
C’est au XVIIIe siècle, indique Yves Poirmeur, que la justice change de nature avec l’émergence d’un espace public. La révolution française a remis en cause le système judiciaire inquisitoire et secret : la justice prive de liberté donc on organise le procès de manière publique. Mais enquêter publiquement n’est pas possible. Il y a donc une tension entre le secret et la publicité des débats pour que la justice ne soit ni opaque ni non plus manipulée. Le développement des moyens de transport – chemins de fer- voit l’émergence des figures de reporters-enquêteurs comme Rouletabille ou Tintin et l’évolution des techniques – photos, impression rapide des journaux- induisent le changement du traitement par la presse. Ainsi sont nés des médias spécialisés comme Détective. Ce sont des instruments qui vont produire une impression de vérité et faire pression au sein du prétoire. Mais avec l’affaire Dominici, on va aboutir à l’interdiction de l’enregistrement des débats judiciaires par la presse.
Il y a un grand intérêt du public pour la justice même si les Français – y compris les décideurs dans le public comme dans le privé – ne connaissent pas réellement le fonctionnement de la justice, souligne Guillaume Didier en dressant le tableau des relations de la presse et de la justice.La formation dispensée à l’ENM a développé une culture de la magistrature pour l’abstention vis-à-vis des médias.Il y a donc un déficit de contact alors que la presse de son côté s’est organisée pour bien traiter les affaires judiciaires. Ainsi est née une vraie spécialisation du suivi de la justice par les journalistes – la chronique judiciaire- avec le respect des règles et une relation de confiance. Ces deux mondes apprennent à mieux se connaître.
Beaucoup encore au sein de la justice ne veulent pas communiquer, poursuit Agnès Thibault-Lecuivre, alors qu’il y a un principe de réalité à appliquer avec la presse qui finit par savoir. Il y a également un décalage entre l’immédiateté de la presse et le temps judiciaire, décalage renforcé par la concurrence des médias entre eux qui font tous en pratique une information en continu.
On retrouve cette même absence de préparation aux relations avec la presse à l’Ecole de Formation du Barreau : il n’y a pas de réelle formation en dehors des cours de média training, ajoute Sandra Chirac Kollarik. C’est lors du procès de la pédophilie à Angers en 2005, qu’elle a découvert les relations entre la presse et la justice – elle travaillait alors aux côtés de Me Pascal Rouiller, avocat en défense.
Comment un procès devient médiatique
Les procès médiatiques sont en fait rares indique Yves Poirmeur. Un procès devient médiatique lorsque les faits incriminés mettent en cause la société dans son fondement ou le monde politique. Dans ce dernier cas, les alternances politiques font fuiter des éléments vers la presse car ce sont des facteurs de déstabilisation du parti opposé et à cela peut s’ajouter la volonté de certains juges de faire avancer le dossier.
L’Association de la presse judiciaire essaye de détecter le procès qui se révèlera médiatique, poursuit Marine Babonneau, on ne peut en être certain à l’avance car on ne prévoit pas la réaction de l’opinion publique.
Souvent, ajoute Sandra Chirac Kollarik, le procès médiatique se révèle tel dès l’instruction.
Agnès Thibault-Lecuivre souligne la nécessité d’organiser en amont les procès grands soit par le nombre de parties – il faut savoir notamment accueillir les victimes en nombre- soit par la personnalité des mis en cause, ce qu’il faut combiner avec la sécurité du procès. Ainsi dans l’affaire des irradiés d’Épinal, en raison de l’état de santé de nombreuses victimes malades, il a fallu travailler avec des médecins, des pompiers, organiser une vidéo-projection entre Paris et Épinal. Il y avait beaucoup de chaises vides pendant la durée du procès mais la salle d’audience était pleine le premier jour comme le dernier jour.
Evoquant le procès d’Angers, Guillaume Didier indique que la bonne organisation des relations de la justice avec la presse mise alors en place, a été reproduite à l’échelle nationale : ainsi dans chaque juridiction il y a à présent un magistrat délégué à la communication.
C’est au cours de cette même affaire d’Angers, précise Marine Babonneau qu’il y a eu le début du live avec l’ordinateur. A présent cela se passe avec les tweets.
Qu’est-ce que l’opinion publique
C’est un ensemble d’acteurs qui réagissent, considère Yves Poirmeur. C’est aussi quelque chose qui est construit par la presse.
C’est en 2009 lors du procès Courjault, rappelle Guillaume Didier que pour la première fois se pose la question des live-tweets. Le ministère de la justice a alors pris position et considéré que rien ne s’y opposait alors que le président de l’Association de la presse judiciaire était à l’époque contre.
Poursuivant sur les relations « justice-presse-opinion publique », Marine Babonneau souligne cette phase singulière qu’est l’instruction avec des règles qui s’affrontent comme le secret d’un côté, le besoin et le devoir d’information de la presse de l’autre côté.
Rappelant le terrible précédent de l’affaire Grégory, Yves Poirmeur ajoute qu’on ne peut faire de l’instruction une opération portes ouvertes car les acteurs sont eux-mêmes des stratèges qui veulent orienter le cours du dossier. Quand les affaires circulent dans le champ médiatique, ce ne sont plus les mêmes acteurs qui interviennent. Il faut donc abriter l’instruction.
Agnès Thibault-Lecuivre entend le besoin d’informations de la presse mais il est important de savoir dans quel but : est-ce dans l’intérêt de l’information ou pour faire un scoop en allant le plus vite possible? Les primo-intervenants comme la police n’ont pas le droit de communiquer, seul le parquet peut le faire et nourrir la presse qui fait de son côté sa traque de l’information. Or il y a souvent un décalage dans la communication entre le temps de la justice et le temps de la presse : la justice doit tout vérifier et peser chaque terme de sa conférence de presse.
Répondant ensuite à des questions du public,
- Les intervenants ont précisé que la réflexion sur la possibilité de filmer les procès était en cours. Il y a déjà des dérogations comme les procès filmés pour l’Histoire. Mais la caméra dans le prétoire pose le problème de la réaction face à cet outil : on modifie son attitude quand on a la conscience d’être filmé.
- Ils ont ensuite souligné la nécessité d’avoir des magistrats dédiés à la communication : il faut avoir une connaissance intime de la justice ce qui ne peut pas être possible pour les communicants non magistrats.
Conclusion de France Audacieuse:
Une conférence-débat avec des intervenants de grande qualité qui ont su traiter la question en mêlant perspective historique et actualité.
Un beau sujet posant de vrais enjeux politiques et sociétaux: à travers le thème choisi Communication et Justice, c’est une vision de la société et l’évolution de son rapport à la justice (rapport en tension : entre transparence et secret, entre information et présomption d’innocence, entre justice-spectacle et sérénité de la justice) qui se dessinent.
Nathalie Kaleski
13 juin 2017