France Audacieuse y était …
« Rendre l’Europe plus protectrice, plus humaine, plus démocratique », Conférence avec Pierre Moscovici
jeudi 1er février, organisée par l’ANAJ-IHEDN (Association nationale des Auditeurs Jeunes de l’Institut des Hautes Etudes de Défense nationale)
Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques et financières depuis 2014, qui venait de publier un ouvrage intitulé « Dans ce clair-obscur surgissent les monstres » dans lequel il rappelait notamment sa conviction que plus que jamais notre pays a besoin de l’Europe, était présent pour répondre aux questions de l’ANAJ-IHEDN et du public sur trois axes de la politique européenne:
- la protection des frontières extérieures
- la protection douanière
- la protection sociale
Evoquant la situation actuelle de la Commission et de l’Union européenne, Pierre Moscovici a souligné combien l’Europe était un projet vivant qui suscitait toujours de fortes attentes. L’Europe va mieux aujourd’hui alors qu’elle a traversé de terribles crises sans précédent depuis la seconde guerre mondiale : l’actuelle Commission a en effet commencé son mandat en 2014 alors que l’Europe était en pleine crise financière et économique qui la frappait depuis 2008, avec le foyer brulant qu’était la crise grecque, une croissance extrêmement faible (pour la France de l’ordre de 0,5 %), un taux de chômage moyen européen des moins de 25 ans autour de 25 % en 2010, et par la suite la crise des migrants, arrivés en nombre en Europe (en 2015, 1 million de personnes sont arrivées en Allemagne) et enfin le Brexit qui voit l’autre membre européen permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, quitter l’Union Européenne.
Aujourd’hui, les choses se sont améliorées dans l’Union européenne : la croissance européenne est plus forte que celle des États-Unis, le taux de chômage a baissé, notamment au sein de la jeunesse, et les déficits publics ainsi que les dettes publiques ont fortement chuté. Il y a donc un vent d’optimisme.
L’Europe a toujours voulu protéger. D’abord contre la guerre : elle a été bâtie pour s’assurer que le continent européen serait en paix. Mais ce thème de la protection par l’Europe a été contesté par ceux qui parlaient d’une Europe « passoire », cheval de Troie de la mondialisation et cause du chômage, cause de tous les problèmes et non pas solution de ceux-ci. Or pour sa part, Pierre Moscovici ne peut distinguer dans sa vie politique, la vie politique nationale de la vie politique européenne; il a été membre des trois institutions européennes : le Parlement européen puis le Conseil de l’Union européenne et à présent la Commission. Il lutte donc contre ces thèses anti-européennes mais il sait qu’il faut des résultats pour redonner confiance dans l’Europe.
Si on a raté le coche de la Défense européenne au début des années 1950, les opportunités reviennent aujourd’hui ; or la Défense c’est aussi la sécurité intérieure. La douane est également un moyen de protection car elle rend un service considérable pour lutter contre le financement du terrorisme c’est pourquoi ses effectifs et ses moyens ont été renforcés. Protéger l’Europe c’est aussi la protection fiscale, c’est-à-dire faire rentrer les impôts et faire que les multinationales, notamment celles du Net, payent les impôts là où elles font leurs profits. Enfin, il faut qu’il y ait une protection économique et sociale.
Les années qui viennent vont être sensibles sur le plan politique. En 2019 se tiendront les élections européennes qui peuvent recomposer le paysage politique et avoir une influence sur notre destinée commune qu’il ne faut pas négliger, même si habituellement ce sont des élections avec un fort taux d’abstention.
Question de l’ANAJ-IHEDN. La protection des frontières extérieures : quelle solidarité européenne pour leur protection quand l’Italie et la Grèce doivent faire face à la pression migratoire et que le coût des opérations militaires extra-européennes de la France s’élève à 1 milliard d’euros par an ? Quelle solidarité européenne pour ces pays qui font plus que les autres ?
Pour répondre à cette question, il y a plusieurs points à examiner.
La Grèce est sans doute rentrée dans la zone euro sur un malentendu avec une malfaçon dans ses comptes et lors de la crise financière, sa dette publique a représenté près de 170 % du PIB.
Les Européens ont créé un outil, un programme d’assistance en lien avec d’autres outils internationaux, pour soutenir les pays qui étaient dans cette situation de fort endettement : l’Irlande, Chypre, le Portugal et la Grèce. La Grèce est toujours dans ce soutien avec des conséquences économiques et sociales très dures pour la population, mais elle devrait pouvoir sortir de ce système l’été prochain. Or la situation de la Grèce est en lien direct avec les questions de Défense : elle occupe une place géostratégique et possède une armée puissante. Elle est confrontée à l’afflux des migrants et la frontière de la Grèce c’est notre frontière d’où une nécessaire solidarité.
En ce qui concerne les règles budgétaires à savoir la limitation du déficit budgétaire à 3 % du PIB, ce chiffre n’est pas arbitraire, c’est celui à partir duquel la dette publique commence à diminuer, ce qui permet alors de financer les services publics. Quand le service de la dette, 40 à 45 milliards d’euros, dépasse le budget de la Défense, chaque euro est alors un euro en moins pour les biens publics communs, comme la Défense, l’Education, la Justice.
Or la France est avec l’Espagne le seul pays européen à encore dépasser les 3 % du PIB, la moyenne de la zone euro étant à 0,9 % de déficit. Ce qui signifie qu’il faut mettre l’accent sur la qualité de la dépense publique et transformer la gestion de l’État de façon massive : on ne peut pas tout faire, mais il y a encore des possibilités de manœuvre, la part en France de la dépense publique dans le PIB étant la plus importante dans le monde après le Danemark. Tous nos voisins européens sont reconnaissants de ce que la Défense française fait pour le compte de l’Union européenne, mais ils ne peuvent le prendre en compte pour le calcul du 3 %, car cela reste un processus de décision national et non pas européen.
Il existe un dispositif dit Athéna, qui permet de financer les opérations européennes, mais le dispositif européen de défense est très fragmenté et il faut créer une inter- opérabilité, d’où la constitution d’un fonds de défense européen pour créer un vrai instrument et lancer une coopération structurée permanente.
On a autour de nous un monde particulièrement en mouvement : les systèmes chinois et russes, puissances militaires considérables, ne sont pas démocratiques et le parapluie américain n’est plus aussi garanti que par le passé. L’Europe doit donc prendre en main sa sécurité ce qui permettra aussi de soulager l’effort militaire de la France. Il faut se souvenir qu’en Europe tous les pays ne sont pas membres de l’OTAN et que certains sont même neutres. La France est pour sa part à nouveau dans le commandement intégré dans l’OTAN mais conserve son indépendance. L’Europe doit donc constituer sa propre défense indépendamment de l’OTAN.
Question de l’ANAJ-IHEDN. Quelle protection douanière pour les Européens et particulièrement leur agriculture, notamment dans le cadre de traités du type du CETA, quand l’Union européenne consacre 199 euros par habitant à son agriculture alors que le Canada lui accorde 220 euros et le Japon et les Etats-Unis plus encore ?
Cette question a trois dimensions : la politique douanière, la PAC et la politique commerciale.
Il y a d’abord une union douanière qui implique qu’il n’y a plus de douane au sein de l’UE : depuis l’origine, les droits de douane sont collectés par les Etats membres pour le compte de l’UE et font partie des ressources propres de l’UE. Mais on ne peut mettre sur le compte de la politique douanière une quelconque responsabilité dans la faillite de la politique agricole commune.
La douane c’est en effet à la fois un opérateur économique et un instrument de sécurité qui est à présent renforcé pour lutter contre le terrorisme notamment. La politique agricole commune est une politique très différente et les chiffres indiqués dans la question sont par ailleurs contestés, notamment par les Canadiens, les Américains et les Japonais.
Quoi qu’il en soit, la PAC est la plus ancienne et la plus importante politique commune européenne : alors que l’agriculture représente 1,5 % de la population, elle reçoit 40 % des fonds de l’UE. En 1957 l’Union européenne n’était pas autosuffisante sur le plan alimentaire, maintenant elle est devenue une puissance verte.
En 2019 un nouveau budget européen devrait être adopté. Il y aura alors des choix à faire pour tenir compte de nouvelles questions comme l’impact du Brexit, l’afflux de réfugiés et de migrants qui, quoi qu’on fasse, seront plus nombreux. Et alors qu’on aura moins de ressources il faudra également financer le reste : la PAC et les régions.
Enfin concernant la politique commerciale, un grand débat se déroule entre les partisans du libre-échange et les partisans du protectionnisme. Lui-même se rattache plutôt au premier courant de pensée. En fait il faut trouver une troisième voie et bien négocier les accords, c’est-à-dire un libre-échange avec une protection intelligente de nos économies, qui respecte notre identité culturelle et nos systèmes de normes afin qu’ils ne soient pas remis en cause. Et de ce point de vue, le CETA est sans doute le meilleur accord signé par l’Europe à ce jour, et cela avec un pays qui n’est pas très éloigné dans son modèle de celui de l’Union européenne. Il souhaite donc que le CETA soit ratifié par le Parlement français.
Ensuite il faut examiner la question des autres accords par exemple le TAFTA. L’Union européenne pensait qu’elle avait à y gagner or elle n’a jamais été proche d’aboutir et aujourd’hui il n’y a plus de négociation en cours sur cet accord.
Enfin il faut rappeler que l’Union européenne a des compétences limitées : elles sont fortes essentiellement dans les domaines de la concurrence, du commerce et de la surveillance budgétaire. Et le budget de l’Union européenne ne représente que 1 % du PIB de l’Union européenne.
Question de l’ANAJ-IHEDN. Quelle protection sociale pour les citoyens européens : si l’on prend le cas d’un Européen qui travaille dans plusieurs pays, quelle sera sa situation du point de vue de l’assurance chômage, de l’assurance retraite ? Quelle harmonisation est possible?
En matière fiscale et sociale, les compétences de l’Union européenne sont limitées et limitantes car il faut l’unanimité des Etats membres. En matière fiscale on a fait des progrès considérables ces dernières années : il y a eu des efforts, surtout sous la pression des opinions publiques à la suite de différents scandales comme le Luxleaks et les Panama Papers. En matière sociale il n’y a pas cette pression de l’opinion publique : on rêve de l’Europe sociale mais l’harmonisation sociale ne sera pas faite tant qu’on ne passera pas de la règle de l’unanimité à celle de la majorité qualifiée. Mais les réflexions en cours sont rassurantes: premièrement le modèle social européen est le plus élevé du monde; deuxièmement il y a un socle de droits sociaux assez puissant sur lequel la Commission travaille, enfin troisièmement, des convergences sont en train de se faire sur la base de ces minima sociaux et des salaires. L’Union européenne et son élargissement sont en fait une machine à fabriquer des convergences et non le contraire: ainsi l’écart de ce point de vue entre les anciens Etats membres de l’UE et les nouveaux, s’est réduit de moitié.
Il faut enfin se souvenir que l’Union européenne ne fait pas tout et qu’il faut tenir compte des situations nationales : par exemple on ne peut fixer le même SMIC partout même s’il serait souhaitable qu’il y ait l’instauration d’un SMIC dans chaque pays.
Questions du public
Question sur le projet de directive ACCIS (Assiette Commune Consolidée pour l’Impôt sur les Sociétés) qui a déjà été lancé plusieurs fois ; pourra-t-elle aboutir et sur quelle base?
Réponse de Pierre Moscovici : aujourd’hui les bases d’assiettes sont différentes selon les pays ; l’idée est donc de faire une base avec une assiette commune et de la consolider au niveau européen. Une première tentative avait été retoquée en 2011 par l’Irlande. On sait que l’Irlande a appliqué un taux d’imposition de 0,5 % – au lieu de 12,5% – sur Apple qui vient d’être condamné par l’Union européenne à rembourser 13 milliards d’euros au gouvernement irlandais (qui les a refusés !) . On a une chance de voir aboutir ce projet car se pose une question nouvelle qui est la taxation du numérique : or il faut identifier la base taxable et la loger dans la directive ACCIS.
Il va donc faire une proposition en ce sens fin mars pour essayer de faire passer la directive ACCIS avec la question de la fiscalité numérique.
Question sur Airbus qui doit faire face à la justice américaine avant l’arrivée d’un troisième constructeur aéronautique chinois qui va rebattre les cartes dans 10 ans : comment protéger ce fleuron européen ?
Réponse de Pierre Moscovici : la guerre économique existe, cela implique donc de mettre en place un dispositif de revue des investissements stratégiques pour être vigilant sur les investissements étrangers que ce soit en France ou dans l’Union européenne. Il faut être vigilant, être dans la protection, mais pas dans le protectionnisme.
Question sur la liste des paradis fiscaux qui avait été élaborée par l’UE et les contestations sur sa composition:
Réponse de Pierre Moscovici : une première liste noire avait été élaborée par l’UE, pour la première fois dans son histoire ; sur 92 pays, 65 avait été retenus sur cette liste noire les autres étant sur une liste grise. Il n’y a pas de pays de l’Union européenne dans cette liste car il n’y a pas de paradis fiscal au sens des standards internationaux en Europe même s’il y a des problèmes : il faut débusquer les législations abusives par exemple Malte, l’île de Man. Cette liste est donc un progrès même s’il est limité.
Question sur l’opportunité de la construction de l’Union européenne autour d’un noyau dur :
Réponse de Pierre Moscovici : il n’est pas bon de faire une Europe à deux vitesses mais on peut faire une Europe à géométrie variable ; c’est le cas par exemple, avec Airbus, la zone euro, l’espace Schengen etc…Il ne croit pas aux principes du noyau dur même si ce sont souvent les mêmes pays qui sont moteurs. Il rappelle que l’on a fait une Union européenne à 28 pour réconcilier l’Europe, la réunifier. Si on revient à la logique du Traité de Versailles on reprendra la guerre. L’Europe re-divisée entre l’Est et l’Ouest, ce sera la guerre. Quelle que soit l’attitude de certains pays comme la Pologne ou la Hongrie il faut garder ces pays au sein de l’Europe.
Conclusion de France Audacieuse
En 2017, l’Union européenne a célébré ses 60 ans. En 2019, la Grande-Bretagne quittera l’Union européenne. Quels échecs, quelles réussites pour l’Europe?
26 Etats membres de l’UE ont accepté la proposition du Président de la République française, d’organiser des consultations citoyennes sur l’avenir de l’Europe avant la tenue des élections européennes en mai 2019. La première session en France de ces consultations était lancée début avril 2018 par le chef de l’Etat à Epinal.
Dans ce monde nouveau et mouvant qui se dessine, cette conférence et son intervenant, le Commissaire Pierre Moscovici, ont clairement souligné les enjeux cruciaux à venir pour la France et l’Union européenne.
C’est sur ces enjeux que les citoyens vont pouvoir débattre en Europe dans les 6 mois à venir.
Une nouvelle fois, les initiatives de l’ANAJ-IHEDN et les soirées de réflexion organisées par cette association sont à saluer. C’est pourquoi elles sont particulièrement suivies par France Audacieuse.
Nathalie Kaleski
18 avril 2018