“LES ENTREPRISES ACTRICES DE L’ANTICORRUPTION”
ARTICLE DE NATHALIE KALESKI
PUBLIE DANS LA REVUE LE GRASCO de Juillet 2020
Nathalie KALESKI[1],
Dirigeante fondatrice de Iktinos, société d’études et de conseils en gouvernance et compliance,
Secrétaire générale de l’association France Audacieuse
Longtemps, le principe de régulation de l’activité économique a été limité aux secteurs de la banque, de l’assurance et de la pharmacie. Avec la montée en puissance d’un cadre normatif mondial anticorruption, la régulation s’est étendue à tous les secteurs et affecte toutes les entreprises, internationales ou non, grandes ou petites.
La sévérité accrue des autorités de différents pays, notamment l’augmentation du montant des sanctions civiles et pénales2, a rendu vitale pour les entreprises l’intégration de la norme anticorruption dans leur stratégie. La norme internationale anticorruption, imposée ou volontaire (norme ISO 37001), est ainsi entrée durablement au cœur des entreprises.
Or, elle modifie leur rôle : pour lutter contre la corruption, les États leur imposent de lourdes exigences de probité, éventuellement au détriment de leurs intérêts immédiats, et en font des agents de la normalisation mondiale. Quoi qu’elles pensent de ce nouveau rôle, les entreprises doivent s’y adapter et concilier deux impératifs : la maximisation des profits d’un côté, le développement de l’intégrité de l’autre. Avec des limites dans les deux cas : la maximisation des profits risque de nuire à la pérennité, le développement de l’intégrité à la création de valeur à court terme.
Ces tensions expliquent le rapport ambivalent des entreprises à la norme anticorruption, d’autant que les dirigeants et salariés des entreprises sont également des citoyens qui, en tant que tels, sont rarement favorables à la corruption.
Seule la puissance publique qui incarne l’intérêt général, au nom duquel est lancée la lutte contre la corruption, peut aider les entreprises à dépasser cette difficulté et à faire en sorte que l’intérêt général et l’intérêt particulier se rejoignent. Et elle doit le faire car, sans leur adhésion à la norme de probité, il ne peut y avoir de lutte efficace contre la corruption.
Il faut donc comprendre l’impact général de la norme anticorruption sur les entreprises, pour mesurer l’ampleur du défi qu’elles doivent relever.
I – Les effets de la norme anticorruption sur les entreprises
La norme implique une modification profonde de l’entreprise : les actions qui semblaient auparavant normale doivent être systématiquement questionnées au regard des règles anticorruption ; il faut parfois désapprendre ce qu’on avait appris. C’est une mutation complète de l’entreprise, qui la bouleverse et affecte toutes ses composantes : pratiques, gouvernance, organisation, stratégie, modèle économique.
A – Les effets sur les pratiques de l’entreprise
Les nouvelles règles anticorruption sont diversement appréciées par les professionnels. Elles soulèvent souvent de fortes critiques : la norme anticorruption est perçue comme une contrainte imposée de l’extérieur sans prendre en compte les spécificités du métier et risquant même de remettre en cause ce métier lui-même en modifiant la façon de travailler.
Pour ces professionnels critiques, on entre dans un système bureaucratique favorisant la prudence et l’aversion au risque, voire la déresponsabilisation, contraire à l’esprit d’entreprise. On passe d’une culture largement orale à une culture de l’écrit et des formulaires sur lesquels il faut « cocher la case ». On passe son temps à administrer des listes et des registres.
Les entreprises connaissent les processus de normalisation (par exemple ISO) et peuvent y adhérer et l’assimiler. Mais, même dans ce cas, la norme n’est pas toujours mise en place facilement, compte tenu de ce qu’elle implique en termes de conduite du changement et d’acculturation. Ainsi, la norme de probité volontaire (ISO 37001) se montre délicate à mettre en place, en raison même du sujet qu’elle traite : la corruption. L’implémentation – volontaire ou non- d’une norme anticorruption peut susciter des suspicions : le salarié à qui l’on donne un code de conduite peut soupçonner qu’il se passe des choses ou craindre qu’on se méfie de lui. Certaines entreprises disent savoir que 0,1 % seulement de leurs collaborateurs sont des fraudeurs et refusent par conséquent de mettre en place des contraintes qui vont peser sur 99,9 % d’entre eux3.
Cependant, les dispositifs anticorruption ont aussi de fervents défenseurs car ils mettent en œuvre des outils de traçabilité qui rendent les actes plus lisibles et plus visibles : la norme anticorruption peut alors être acceptée sans réticence, voire facilitée par la pratique déjà en place du monitoring et de l’amélioration des procédures internes. La norme anticorruption renforce la coordination entre les équipes dans ce but.
Mais dans tous les cas, son implémentation est un effort de longue haleine car, au-delà des pratiques, elle touche à la culture de l’entreprise, qui met du temps à changer.
B – Les effets sur l’organisation et la gouvernance de l’entreprise
La norme de probité est non seulement un enjeu opérationnel, mais aussi un enjeu de pouvoir et d’influence qui impacte toute l’organisation de l’entreprise. Dans une organisation décentralisée, elle aura tendance à centraliser certaines fonctions par le biais du contrôle.
L’élaboration des procédures, la mise en place et l’application des nouvelles normes relèvent également de la gouvernance. Ainsi la cartographie des risques, étape transversale sur le risque financier et extrafinancier, relève de la gouvernance, car elle établit une évaluation complète de l’entreprise : elle identifie, définit, évalue et fait remonter les risques afin de les gérer et de poser des priorités.
C’est parce que la prévention de la corruption relève de la gouvernance de l’entreprise que l’Agence française anticorruption (AFA) demande à rencontrer les administrateurs des entreprises qu’elle contrôle. Et de son côté, l’Institut Français des Administrateurs (IFA) rappelle le rôle déterminant du Conseil d’administration dans les différentes phases de maîtrise des risques de fraude et de corruption. La corruption est en effet considérée comme l’échec de la gouvernance, voire comme une faute organisationnelle, selon les termes des juges dans le dossier Total4.
Or, c’est précisément un nouveau modèle de gouvernance que recommandent les parties prenantes et notamment les investisseurs, nouvelle gouvernance qui impacte la stratégie et le modèle économique de l’entreprise.
C – Les effets sur la stratégie et le modèle économique de l’entreprise
La stratégie même de l’entreprise est touchée : aller ou pas dans tel pays ; conclure ou pas avec tel partenaire ; faire ou pas telle acquisition. Des entreprises sont amenées à modifier leur stratégie de développement international : d’exportatrices, elles deviennent industries locales avec un partenariat dans les pays où auparavant elles exportaient.
La mise en place de la norme anticorruption permet enfin de se différencier et de bénéficier d’un véritable avantage compétitif. Ainsi une étude menée, en Egypte, au Zimbabwe et en Inde souligne que construire une réputation éthique dans de tels environnements doit être considéré comme une opportunité et le coût de la résistance à la corruption, comme un investissement pour bâtir cette réputation5. Un comportement éthique est en effet très différenciant, comme le soulignent les professionnels.
L’existence d’un programme anticorruption peut alors être la condition pour répondre aux appels d’offres. Les PME et les petites entreprises non assujetties à l’article 17 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite “ Sapin 2 ”, ont ainsi intérêt à se mettre à l’anticorruption, ce qui contribue à les valoriser.
Si la résistance à la corruption a un coût, ce coût peut donc être considéré comme un investissement en réputation, voire comme un avantage compétitif sur certains marchés.
Mais à quelles conditions la norme anticorruption peut-elle s’intégrer au fonctionnement normal de l’entreprise ?
II – Les conditions de réussite de la norme anticorruption
Au vu de la gravité des risques encourus – de sanction, de réputation, voire de disparition –, l’entreprise est consciente de la nécessité d’implémenter la norme anticorruption dans sa structure. Cette norme lui impose un type d’organisation et un mode de travail, indépendamment de l’existence d’actes de corruption. C’est pourquoi elle peut être vécue par l’entreprise comme une intrusion, une contrainte forte qui s’ajoute à celle du coût financier immédiat de cette implémentation.
Pour réussir, la norme anticorruption doit donc être acceptée, et pour cela infuser dans les valeurs de l’entreprise en s’appuyant sur les équipes.
A – Les valeurs de l’entreprise
Les professionnels insistent sur l’importance de l’éthique et des valeurs dans la politique de probité de l’entreprise : il faut donc identifier les risques et s’assurer que les opérationnels vivent la norme anticorruption sans la considérer comme imposée de l’extérieur : cela doit devenir naturel et infuser dans toute l’entreprise, sans diffuser une culture bureaucratique. Il faut en effet éviter le formalisme de la procédure, sous peine de s’encombrer d’un système rigide et déconnecté des réalités de l’entreprise.
Et quelles qu’elles soient, il est essentiel de renforcer les valeurs de l’entreprise par la formation des collaborateurs, en les articulant à la norme anticorruption.
B – La formation des collaborateurs
Du fait de la norme, l’entreprise est confrontée à une véritable mutation. Pour la réussir, les professionnels soulignent que sa mise en place doit s’appuyer sur le management, et notamment miser sur la formation et la motivation des équipes. La clé de la bonne application de la norme anticorruption réside dans son adaptation aux réalités du terrain et dans son appropriation par les professionnels. Sinon, elle risque d’être contournée, d’où l’importance du travail sur les codes de conduite, ainsi que la sensibilisation des équipes. L’article 17 de la loi Sapin 2 prescrit ainsi de former les équipes, au minimum tous les collaborateurs exposés. La formation est un élément essentiel pour infuser la culture de la probité au cœur de l’entreprise et éviter qu’elle ne soit qu’une façade, situation pire qu’une absence de norme anticorruption car elle peut abuser les équipes, et l’entreprise peut à tort se sentir à l’abri.
De nombreux praticiens soulignent également l’importance de la formation en ce qu’elle permet aussi aux équipes de parler de leur propre expérience et des difficultés rencontrées pour traiter les situations « grises » ou les dilemmes. Dans la pratique il est parfois difficile de déterminer où commence et où finit la corruption. Le versement d’une commission indue ou douteuse est clairement de la corruption pour les professionnels, mais leurs avis sont partagés sur la question des cadeaux et invitations : courtoisie et savoir-vivre pour les uns, risque de concussion pour les autres. L’essentiel dans la lutte anticorruption est donc la prévention qui passe par l’information et la sensibilisation, c’est à dire la formation afin que les entreprises adhèrent à cette lutte.
III. L’adhésion des entreprises
A – Les apports positifs de la norme anticorruption
Malgré les critiques et les difficultés, la norme anticorruption est en voie d’acceptation, et pas uniquement par crainte des sanctions. Les entreprises s’approprient progressivement cette nouvelle exigence dont elles relèvent les aspects positifs. Elles mettent en place une organisation plus dynamique car la prévention de la corruption est un processus évolutif permanent qui doit être innovant : les entreprises qui ne peuvent plus gagner des marchés par la corruption les gagnent en innovant et en devenant plus efficaces.
Elles sont ainsi amenées à analyser et documenter chaque prise de décision importante et les raisons qui les ont conduites à cette décision. Cette documentation qui nourrit la réflexion préalable à la prise de décision, améliore la circulation de l’information et aboutit à une meilleure connaissance par l’entreprise de son environnement et de ses risques.
Par exemple, le choix des fournisseurs sera documenté et considéré comme explicable et objectif alors qu’un choix « paresseux » sera souvent lié à du « copinage » sans que ce soit forcément malhonnête.
La cartographie des risques, exercice structuré, permet de connaître mieux les risques pays, au-delà des idées préconçues sur le niveau de corruption de tel ou tel pays.
Les aspects positifs du dispositif d’alerte sont également soulignés. Contrairement à une idée reçue, beaucoup de professionnels trouvent que cette ligne d’alerte a un grand intérêt en ce qu’elle fait remonter les anomalies et les problèmes de management. Dans l’ensemble, selon certains, les alertes ne dépassent guère la centaine par entreprise et par an, et portent en général sur des questions de ressources humaines (discrimination, management etc.). Il peut bien y avoir des réticences de salariés lors de l’installation de ce dispositif qui est vu parfois comme un système de dénonciation pouvant donner lieu à des « règlements de compte » entre collègues, ou encore une façon de contourner les représentants du personnel, mais les retours sont plutôt positifs, notamment dans les entreprises avec des filiales dans des pays où le management est traditionnellement autoritaire6.
Il existe donc des conditions favorisant une mise en place réussie de la norme anticorruption, malgré les profonds bouleversements induits. Mais elles varient d’une entreprise à l’autre : il n’y a pas de « recette ». Peut-on pour autant définir une entreprise type qui serait naturellement plus réceptive à la norme anticorruption et qui réussirait, par nature, à faire de cette contrainte une opportunité, tant elle l’intègrerait parfaitement ? Un modèle qui garantirait la réussite de sa mise en place, ce qui faciliterait la tâche des professionnels ?
B – Vers une entreprise vertueuse type ?
Les cas connus de corruption et les témoignages de professionnels ne permettent pas de dessiner le portrait robot de l’entreprise vertueuse. Le domaine d’activité de l’entreprise semble avoir peu d’effet par lui-même : s’il existe bien des secteurs à risques, il n’y a pas pour autant de secteur préservé par nature.
Apparaissent toutefois, à travers les témoignages de professionnels, des éléments propices à la mise en place efficace de normes de probité. Sont déterminantes la culture, la gouvernance, l’organisation, la stratégie, la vision du rôle de l’entreprise. La présence d’un actionnariat très impliqué (souvent familial) dans une entreprise (parfois) ancienne et chargée d’histoire, peut également jouer un rôle clé dans la diffusion de la norme anticorruption qui correspondra d’emblée aux valeurs de l’entreprise et de sa gouvernance.
Mais vertueuses ou non, toutes les entreprises rencontrent des difficultés dans l’application de la norme anticorruption que seule peut résoudre la puissance publique qui en est la source.
IV – Une nécessaire action de la puissance publique
Pour mettre en place la norme anticorruption, tout en s’appuyant sur un système de contrôle et de sanction efficace, la puissance publique doit à la fois répondre aux attentes des entreprises qui demandent des améliorations du dispositif anticorruption et s’efforcer de coordonner le système de répression international.
A – L’amélioration du dispositif anticorruption
Les systèmes de contrôle et de sanction varient d’un pays à l’autre : sanctions pénales ou civiles, organes dédiés ou non à la lutte anticorruption, séparant ou non la prévention et la répression. Il n’y a pas de modèle type.
- Quelle que soit son efficacité, un dispositif de contrôle et de sanction ne peut, à lui seul, être l’unique instrument de lutte anticorruption. Pour que cette lutte soit efficace, la puissance publique doit appuyer ce dispositif sur la prise de conscience des entreprises elles-mêmes, dans une concertation prenant en compte leurs demandes d’amélioration du dispositif.
Ces demandes sont nombreuses et fortes, à la hauteur des contraintes engendrées par l’exigence de probité. Elles portent principalement sur la nécessité de régler la question de la multiplication des normes et de leur concurrence, de renforcer la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, et de développer un dispositif européen.
i. La réduction de la multiplication et la concurrence des normes
70 % des entreprises européennes7 considèrent le changement rapide de réglementation comme une difficulté, juste après la pression fiscale (72 %). Aux yeux des professionnels, les nouvelles réglementations se sont multipliées en un court laps de temps (loi Sapin 2, loi sur le Devoir de vigilance, Règlement Général sur la Protection des Données personnelles (RGPD), Déclaration de performance extra financière) suscitant pour les entreprises des difficultés, en raison notamment du manque de ressources humaines et budgétaires8 pour intégrer ces nouvelles normes.
Outre leur multiplication, les normes peuvent se concurrencer, voire se contrarier dans leur exercice. En France, beaucoup de professionnels ont évoqué le conflit possible dans l’application respective du RGPD du 27 avril 2016 et de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 sur le traitement des données, par exemple dans le cadre des procédures d’évaluation des tiers prévue par la loi Sapin 2. Il s’agit de procéder à toutes vérifications et enquêtes sur des clients, des partenaires d’affaires, des intermédiaires et des fournisseurs, notamment de collecter et de traiter des données pénales, ce que prohibe l’article 10 du RGPD, sauf exceptions, par exemple si « le traitement est autorisé par le droit de l’Union européenne ou par le droit d’un État membre qui prévoit des garanties appropriées pour les droits et libertés des personnes concernées ». La possibilité ou non d’inclure dans lesdites exceptions les enquêtes sur les tiers fait débat parmi les professionnels. Certains considèrent que la loi Sapin 2 constituerait l’autorisation légale permettant de faire ces enquêtes. D’autres soulignent que le risque d’infraction au RGPD demeure, le texte même de la loi ne précisant pas le type de diligence requis et les recommandations sur ce point de l’Agence française anticorruption (AFA) ne pouvant tenir lieu de réglementation ou de loi. Une position commune de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) et de l’AFA est attendue9.
ii. Le renforcement de la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968
Les entreprises demandent la mise en place d’un dispositif pour les protéger des actions judiciaires à leur encontre émanant d’autorités étrangères. En France, ce rôle est celui de la loi du 26 juillet 1968, relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères10. Cette loi est souvent désignée comme une loi de blocage alors qu’il s’agit plutôt d’une loi d’aiguillage et de coopération interétatique dans les procédures judiciaires. Elle vise à contrôler la transmission des données entre la France et l’étranger, afin non pas de « bloquer » toute transmission mais de la réaliser via le filtre d’une commission rogatoire internationale. Sa violation expose son auteur à un emprisonnement de six mois et à une amende de 18 000 € (jusqu’à 90 000 € pour les personnes morales).
Cette loi a permis aux entreprises françaises de négocier les conditions du contrôle ou monitoring auxquelles elles étaient soumises dans le cadre des dossiers transigés avec les autorités américaines : recours à des moniteurs en général français et transmission de leurs rapports aux autorités américaines par le biais de l’administration française de sorte que puisse être vérifié le respect de la loi.
Mais des critiques sont portées à son encontre : l’efficacité est questionnée car elle a été très peu appliquée par le juge ; une première fois par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 12 décembre 2007 (n° pourvoi : 07-83228) et une seconde fois par la cour d’appel de Nancy le 4 juin 2014 (arrêt n° 14/01547). La Cour suprême américaine a ainsi considéré que la menace de condamnation d’une entreprise française au titre de cette loi était de ce fait peu probable et ne pouvait constituer une excuse légale justifiant le refus de communiquer les pièces demandées par une juridiction américaine. Il faudrait donc qu’elle « fonctionne » beaucoup plus pour mieux protéger les entreprises concernées.
Les entreprises demandent son amélioration. Il a été préconisé dans un premier rapport parlementaire en date du 5 octobre 2016 de revoir sa rédaction pour bien identifier les informations réellement sensibles à ne pas communiquer et d’alourdir les sanctions pour la rendre plus crédible notamment aux yeux des autorités américaines11. C’est également ce que propose un second rapport parlementaire en date du 26 juin 2019 en y ajoutant un mécanisme obligatoire d’alerte en amont des pouvoirs publics par l’entreprise concernée12.
Certains professionnels restent cependant sceptiques et invoquent l’intérêt de se doter d’un dispositif européen anticorruption avec une loi de blocage européenne qui aurait plus de poids qu’une loi nationale.
iii. Le développement d’un dispositif européen
La lutte contre la corruption est mondiale, mais ses règles sont nationales. C’est l’une des difficultés que rencontrent les entreprises : la lutte anticorruption n’est pas harmonisée, même en Europe.
Les entreprises évoluant dans un cadre international ont mis en place des règles pour se conformer à la norme de la loi américaine (le Foreign Corrupt Practices Act 1977 (FCPA)), puis à celles d’autres lois étrangères notamment la loi britannique (l’UK Bribery Act 2010 (UKBA)). Et pour se conformer ultérieurement au dispositif prévu par Sapin 2, elles ont eu à compléter leur système anticorruption avec de nouveaux outils de prévention non obligatoires pour les législations américaine et britannique, ce qui reflète la différence entre ces normes nationales.
A défaut d’une harmonisation à l’échelle planétaire, les entreprises demandent qu’elle se fasse au moins à l’échelle européenne. Au-delà de la seule résolution des différences de règles, l’enjeu consiste à mettre en place une compliance européenne, soucieuse à la fois de promouvoir les entreprises européennes dans le monde et de rendre la norme anticorruption plus efficace et plus crédible.
Premier pas dans cette direction d’une norme anticorruption harmonisée : l’adoption d’une directive européenne de protection des lanceurs d’alerte (Directive UE 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union).
B – La coordination du système de répression international
Une autre source de difficultés réside dans l’extension extraterritoriale des normes nationales : ainsi la loi française a une portée extraterritoriale comme les lois des autres pays dans ce domaine, créant des risques de multiplication des poursuites judiciaires émanant de différents États, amenant à s’interroger sur la portée à l’international du principe « non bis in idem ».
Comment éviter les poursuites d’autorités étrangères sur des affaires déjà jugées en France ou ayant fait l’objet d’un accord judiciaire censé mettre un terme à toute procédure sur le dossier en vertu du principe « non bis in idem » ?
Les autorités américaines indiquent que ce principe, présent dans leur droit, n’a pas de valeur contraignante entre États sauf stipulation conventionnelle, et entendent décider de poursuivre ou non en fonction de l’existence de procédures étrangères, au cas par cas, d’où une incertitude qui crée un environnement juridique peu propice au développement international des affaires.
C’est également la position d’autres pays, tels que la France. Le droit pénal français n’admet l’application du principe « non bis in idem » aux procédures étrangères que de manière restrictive. La Cour de cassation13 a rappelé que la règle ne s’applique que dans les relations transnationales européennes. Pour les relations hors Union européenne, elle ne s’applique que lorsque l’action de la justice française se fonde sur la compétence extraterritoriale (cf. art 113-9 Code pénal et 692 Code de procédure pénale). Cependant, en instaurant la loi Sapin 2, les autorités ont eu notamment comme objectif de permettre aux entreprises françaises d’échapper aux poursuites des autorités étrangères.
De leur côté, les autorités américaines ont souligné dans leur déclaration du 9 mai 201814, leur souci de ne pas « empiler » les condamnations et de tenir compte de l’existence des poursuites d’autorités étrangères dans le traitement des dossiers. En cela, elles se conforment à leur pratique de longue date qui consiste à tenir compte de la coopération internationale et des montants d’amende payés par les entreprises auprès des différentes autorités dans un même dossier. Sans qu’elles prennent aucun engagement par avance, elles s’acheminent vers une coordination internationale des poursuites avec parfois un abandon pur et simple des poursuites.
C’est ce mécanisme de coordination internationale que l’on peut relever dans le traitement des dossiers :
– Siemens (2008) : le Department of Justice (DOJ) américain a salué l’aide exceptionnelle des autorités de poursuite allemandes : le montant total de l’amende payée par Siemens s’est élevé à plus de 1,6 milliard $ dont 800 millions $ versés aux États-Unis ;
– SBM Offshore (2014) : le DOJ a abandonné les poursuites compte tenu du montant de la pénalité payée aux Pays-Bas. Et si le dossier a été rouvert en 2016, c’est en raison d’éléments nouveaux qui n’avaient pas été portés à la connaissance du DOJ lors de la première enquête.
Cette coopération s’est également produite dans les dossiers où sont intervenues les autorités de poursuite de différents pays :
– VimpelCom (en 2016 : USA, Pays-Bas)
– Odebrecht/Braskem (en 2016 : USA, Brésil, Suisse)
– Rolls Royce (en 2017 : USA, UK, Brésil)
– Keppel Offshore (en 2017 : Brésil, USA et Singapour ; il y est précisé que si les montants à payer à Singapour ou au Brésil sont réduits, la différence sera versée aux USA)
– Telia (en 2017 : USA, Suède, Pays-Bas)
– Société Générale (en 2018 : USA, France)
– Groupe ING (en 2018 : USA, Pays-Bas : après le paiement par ING de 900 millions $ aux autorités néerlandaises, les autorités américaines ont stoppé les poursuites contre cet établissement, en accord avec leur politique énoncée dans leur déclaration du 9 mai 2018, et comme elles l’avaient déjà fait dans le dossier SBM Offshore en 2014).
Et récemment, en janvier 2020, le parquet national financier (PNF), le Serious Fraud Office (SFO) britannique et le Department of Justice (DOJ) américain sont parvenus à la signature simultanée de trois accords avec le Groupe Airbus. Airbus s’est ainsi engagé à verser au Trésor public une amende de 2 083 137 455 € qui tient compte de celle versée au DOJ (265 953 892 €)15.
Ainsi, dans cette pratique de coopération internationale, le principe « non bis in idem » s’applique du moins pour le calcul de l’amende : l’entreprise poursuivie n’est pas amenée à la payer plusieurs fois pour les mêmes faits. Et cette coopération internationale des autorités judiciaires permet de gagner en efficacité dans les enquêtes sur des dossiers complexes qui touchent à de nombreux territoires. De fait, dans le traitement du dossier Société Générale, première coordination des poursuites entre la France et les États-Unis, le PNF avait salué le bénéfice de cette coopération avec le DOJ. Dans le dossier Airbus, le PNF a évoqué un travail mené « en confiance et en totale coopération avec le SFO, le DOJ et le procureur fédéral du district de Columbia »16. Et c’est le système de transaction judiciaire tel que le Deferred Prosecution Agreement (DPA) ou la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP)17, qui permet de donner une solution globale impliquant plusieurs juridictions.
On peut donc considérer que le règlement coordonné des litiges tel que pratiqué par les différentes autorités respecte l’esprit de coordination invoqué par la Convention de l’OCDE du 21 novembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales18 puisque l’on a un système de coopération avec une allocation entre les pays qui se joindront aux procédures. L’exercice de cette coopération internationale respecte par ailleurs le principe de souveraineté de chaque État concerné, ce qui ne serait pas le cas si la saisine d’un juge empêchait toute intervention judiciaire d’un autre pays.
Les craintes des entreprises sont compréhensibles : elles ne sont pas « à l’abri » de poursuites étrangères, même si le juge national est déjà saisi. Mais l’interdiction qui serait faite à un juge (national ou étranger) de se saisir, dès lors qu’un autre le serait déjà, ne permettrait-il pas le développement du « forum shopping » ? Une entreprise, craignant d’être poursuivie par une autorité jugée sévère, s’auto-dénoncerait en saisissant le juge d’un pays qui lui semblerait plus conciliant, réduisant ainsi l’efficacité de la répression contre la corruption.
À ces difficultés s’ajoutent celles provenant, outre le manque invoqué des ressources, de la complexité des mesures à mettre en œuvre, ce qui expliquerait que les entreprises en France n’ont pas achevé cette mise en œuvre alors même qu’elles connaissent leurs obligations19.
Le défi de l’anticorruption n’est donc pas complètement relevé.
Notes
1 Auteur de l’étude Les Entreprises face au défi de l’anticorruption – décembre 2018 (Institut Friedland – CCI Paris-Idf)
2 De 2008 à 2016 année de promulgation de la loi dite Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, 132 entreprises (américaines, françaises et d’autres pays) poursuivies par les autorités américaines au titre de la corruption transnationale, ont dû payer plus de 9 milliards de dollars (source : fcpablog.com).
3 Étude Les Entreprises face au défi de l’anticorruption par Nathalie KALESKI – décembre 2018- P.14.
4 Arrêt cour d’appel de Paris 26 février 2016 (n°13/09208) : première condamnation française de personnes morales au titre de la corruption transnationale.
5 Harvard Business Review : Being an ethical business in a corrupt environment, 23 Mars 2017, S.Ramkrishna Velamuri, William S. Harvey, et S.Venkataraman.
6 Étude Les Entreprises face au défi de l’anticorruption par Nathalie KALESKI – décembre 2018- P.19.
7 TNS Political & Social: Flash Eubarometer 374, Businesses’Attitudes towards Corruption in the EU, February 2014.
8 Enquête AFJE Ethicorp.org (2019-2020) intitulée « Compliance et anticorruption, où en sont vraiment les entreprises en France ? », réalisée auprès de plus de 7 500 juristes représentant environ 1500 entreprises : les répondants invoquent le manque de ressources humaines (55%) et budgétaires (29,38%).
9 À ce jour, l’AFA et la CNIL n’ont pas encore publié leur position.
10 Cette loi interdit, « sous réserve des traités ou accords internationaux », aux Français et résidents en France, ainsi qu’aux dirigeants et agents d’entreprises (ou autres personnes morales) ayant leur siège ou un établissement en France, de communiquer « à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public ».
11 Recommandation du Rapport d’information Pierre Lellouche- Karine Berger, Assemblée Nationale, 5 octobre 2016.
12 Recommandation du Rapport établi par Raphaël Gauvain, Assemblée Nationale, 26 juin 2019.
13 Arrêt ch.crim. du 14 mars 2018 (pourvoi n° 16-82117 : les autorités françaises restent compétentes. Après avoir été relaxé par le tribunal correctionnel en 2013, puis condamné par la cour d’appel en 2016 (elle avait retenu sa compétence et rejeté l’application à ce dossier de la règle non bis in idem), Total est définitivement condamné pour corruption d’agent étranger, 20 ans après les faits -affaire pétrole contre nourriture. Pour cette même affaire, Total avait dû verser un montant de 398 millions $ en 2013 aux États-Unis. Le représentant du DOJ avait alors salué la coopération renforcée entre les deux pays, compte tenu des poursuites engagées contre cette société des deux côtés de l’Atlantique, prémisse d’une collaboration qui se retrouvera dans le dossier Société Générale en 2018 puis dernièrement (2020) dans le dossier Airbus.
14 Deputy Attorney General Rod J. Rosenstein delivers remarks at the American conference Institute’s 20th Anniversary New York Conference on the FCPA, May 9, 2018, https://www.justice.gov/opa/speech/
15 Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) du 29 janvier 2020 : convention avec le PNF qui évoque expressément la « coordination avec les sanctions prononcées par les autres autorités de poursuite ». Les accords avec ces dernières prévoient qu’Airbus versera 983 974 311 € aux autorités britanniques et 525 655 000 € aux différentes autorités américaines.
16 Communiqué de presse du procureur de la République financier du 31 janvier 2020.
17 DPA et CJIP : la CJIP ou Convention judiciaire d’intérêt public, instaurée par la loi Sapin 2, est inspirée du dispositif américain Deferred Prosecution Agreement (DPA) ou Accord de poursuite différée, dispositif qui permet à une entreprise mise en cause pour faits de corruption, de conclure un accord avec l’autorité de poursuite.
18 L’article 4 de la Convention OCDE du 21 novembre 1997 appelle à une coopération internationale afin de désigner l’État le mieux à même d’exercer les poursuites.
19 Enquête AFJE Ethicorp.org (2019-2020) intitulée « Compliance et anticorruption, où en sont vraiment les entreprises en France ? » : les entreprises ne sont que partiellement à jour de leurs obligations (58,43%) voire absolument pas (3,62%).