« French Tech : quelle réalité au-delà du succès économique ? »
Petit-déjeuner débat à l’Institut Friedland
13 juin 2017
Intervenants :
Nicolas Colin, Cofondateur de The Family
Olivier Millet, Président de l’AFIC, Président du directoire d’Eurazeo PME et membre du Comex d’Eurazeo
Julien Coulon, Fondateur de Cedexis
Jean-Luc Biacabe, Chef économiste, Institut Friedland
Ouvrant la conférence en rappelant que la marque French Tech a été lancée par le gouvernement en 2013, Jean-Luc Biacabe s’interroge sur ce qu’elle recouvre et soulève les points suivants:
- Quelle réalité derrière cette marque lorsque l’on sait qu’aujourd’hui la délégation française est la deuxième plus importante à participer à des événements comme celui de Las Vegas ?
- Il y a un deuxième indicateur: l’importance des levées de fonds. En 2016, un peu plus de 2 milliards de fonds ont été levés en France: l’écosystème arriverait donc à maturité. Mais est-on en train de rattraper le retard ou bien est-il au contraire en train de se creuser ? Ainsi sur les 180 à 190 « licornes » dans le monde, 100 sont américaines, 40 sont chinoises et seulement 2 sont françaises.
I/ Que faut-il penser de la French Tech? Derrière l’apparence, quelle est la réalité ?
La marque French Tech, précise Nicolas Colin, a créé un facteur de ralliement pour des entrepreneurs qui étaient jusqu’alors sans visibilité. Ainsi l’affaire dite des « pigeons » s’explique principalement par l’ignorance des hauts-fonctionnaires de ce segment spécifique de l’entreprise et de son besoin de financement, car ils ne recevaient pas habituellement les capitaux-risqueurs qui investissent dans l’économie numérique. Il y a eu ainsi une prise de conscience que le numérique n’était pas visible et n’était pas compris. D’où la création de cette marque. Mais n’est-ce pas également un piège: créer une marque pourrait donner l’illusion de faire quelque chose alors qu’on serait dans un village Potemkine. Ainsi le nombre important de mètres carrés d’incubateur à Paris au regard de la situation de Berlin ou de Londres, ne signifie rien en tant que tel. Les États-Unis ont en effet su faire grandir des entreprises de l’économie numérique sans avoir d’incubateur en early stage avant l’an 2000. Car avant de savoir ce dont ont besoin les jeunes entreprises il faut avoir plusieurs entreprises qui ont parcouru ce chemin pour en extraire des règles. Le problème de la France est que l’on n’a pas encore fait grandir nos entreprises et on crée des incubateurs sans avoir la connaissance de cette nouvelle économie. On peut en effet faire des erreurs comme copier le système de la Silicon Valley alors que les recettes ne sont pas forcément transposables. Ou bien on fait des paris sur l’avenir. Du coup on est dans une relative ignorance: on n’a en fait pas tant besoin d’incubateur que de dépasser le stade de la petite entreprise.
Olivier Millet poursuit en soulignant que la France est un pays romantique et que la French Tech est romantique ! Le nombre de créations d’entreprise est en augmentation – on en a un plus grand nombre qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne – mais il faut les faire grandir. La France est un pays de nains de jardin : il y a beaucoup d’entreprises mais elles ont un problème de taille. À cela s’ajoutent les injonctions paradoxales pour les chefs d’entreprises qui doivent tout faire. Il y a une complexité psychologique et sociologique de l’entreprise en France et la fonction de l’AFIC est de réconcilier le capital et le travail. L’AFIC regroupe 300 firmes de private equity qui ont levé près de 15 milliards d’euros en 2016 dont 45% proviennent de l’étranger. On peut dire que la France a tout pour rater ce que le Mittelstand allemand a su réussir! La France est un pays sans capitaux: il y a une insuffisance de fonds en raison de la fiscalité confiscatoire. Et le recours au marché boursier est trop risqué pour une petite entreprise; il faut d’abord l’avoir fait grandir avant de l’introduire en Bourse. Heureusement le capital ne fait pas tout: il faut également du talent managérial ce dont la France ne manque pas. Mais une lutte des classes est en train de se recréer : les entrepreneurs contre les actionnaires. Il faut de ce point de vue saluer les initiatives de France Digitale, qui créent un dialogue entre l’entrepreneur et l’actionnaire.
Evoquant son parcours et celui de son entreprise (Cedexis : « aiguilleur du Net » qui collecte quotidiennement 16 milliards de données sur l’état de santé du Net), Julien Coulon se dit très fier de faire partie de la French Tech; il précise que dès le début Cedexis s’est voulue globale ainsi est-elle partie de trois points dans le monde: États-Unis, Thaïlande, France. Implantations qui se sont depuis étendues à d’autres pays. La French Tech a été très importante pour Cedexis. Ainsi pour se développer en Chine il faut des infrastructures : Cedexis a maintenant six data centers en Chine qu’elle n’aurait pas obtenus sans la French Tech.
II/ Que faut-il faire pour transformer l’essai ?
Si on le savait, souligne Nicolas Colin, s’il y avait une seule mesure à prendre, elle aurait déjà été prise. On peut néanmoins identifier des pistes.
- Le monde politique doit modifier d’abord son discours et son positionnement. Nicolas Sarkozy ne fréquentait que les dirigeants du CAC 40 et François Hollande ne connaissait pas davantage les entrepreneurs de la nouvelle économie. Emmanuel Macron en revanche a une connaissance intime et un intérêt sincère pour la nouvelle économie, ce qui va avoir un effet d’entraînement puissant en raison du phénomène d’imitation du chef.
- Le financement de ces entreprises : c’est une chaîne complexe qu’il faut examiner dans le moindre détail. Il y a une contribution de l’AFIC, de France Digitale et du Conseil National du Numérique, pour rentrer davantage dans ce processus.
- La réglementation : les cadres anciens (techniques et juridiques) créent un environnement toxique qui freine l’innovation. Ainsi, les places à prendre sont aujourd’hui dans le secteur de la santé, de la banque et de l’agriculture qui sont tous très réglementés. Il y a donc un enjeu de positionnement.Une approche via l’Autorité de la Concurrence pourrait permettre d’assouplir la réglementation. Un processus de médiation peut aussi y aider.
Olivier Millet pour sa part, espère une « décongélation » du capital et de l’épargne française: celle-ci est en effet très importante (ainsi 1 600 milliards d’euros sont investis dans l’assurance vie) mais seulement 1 % est investi dans le non coté. La France doit obtenir de Bruxelles l’amendement de Solvency II pour que les capitaux puissent aller plus facilement dans le non coté. Il est également nécessaire de réduire l’imposition sur les plus-values : les pigeons demandaient de limiter la taxation à 25 %, elle serait fixée par le gouvernement à 30 %. Il faut surtout de la stabilité fiscale et faire sortir de l’ISF les valeurs mobilières.
Julien Coulon ajoute que la valorisation et le capital ne font pas tout: le capital de Cedexis est de 33 millions€ répartis entre 22,8millions€ pour des investisseurs français et 7millions€ pour des investisseurs américains. Or il n’a pas eu une seule introduction de business par ses investisseurs américains. Si c’était à refaire il préférerait avoir une valorisation inférieure et conserver un actionnariat français. Et avec le nouveau Président Français, l’intérêt qu’il suscite à l’étranger, beaucoup d’entrepreneurs ont moins envie aujourd’hui de partir pour San Francisco. Mais la France est un petit marché, alors que les entreprises aux US ont tout de suite un grand marché. Ce sera donc opportun de faire une Europe Tech.
Conclusion de France Audacieuse:
Pour mémoire, l’Institut Friedland, centre de réflexion de la CCI Paris Ile-de-France, a mené une étude sur la création de valeur par l’économie numérique (« création de valeur dans un monde numérique – transformer l’action économique » par Jean-Luc Biacabe et Corinne Vadcar), étude présentée lors d’une session tenue le 26 janvier 2017 à laquelle France Audacieuse avait assisté. [compte-rendu consultable sur le site de France Audacieuse]
Quelques semaines avant l’inauguration de la Station F, plus grand campus de start-up au monde, et la veille de la French Touch Conférence à Paris, l’Institut Friedland a organisé ce débat sur la réalité de la French Tech : un débat très riche par la diversité et la qualité des intervenants.
Ce débat a ainsi souligné le chemin déjà parcouru par la French Tech, sa réussite depuis ces deux dernières années, et aussi le chemin encore long à parcourir, tandis que les autres grandes nations innovantes continuent d’avancer. Il s’en dégage un message d’optimisme et le profond désir d’entrepreneurs de créer et de développer leur entreprise en France et en Europe.
Nathalie Kaleski
7 juillet 2017