Cycle Industrie 3ème partie : La gouvernance de l’innovation industrielle
Par Robert Mazaud, ancien dirigeant de Vauban Partenaires, en collaboration avec Alexia Germont, Présidente Fondatrice et Nathalie Kaleski, Secrétaire Générale de France Audacieuse
La France a toujours disposé d’un ministère ou d’un secrétariat d’État à l’industrie et d’agences gouvernementales pour gérer le dossier industriel et, peut-être, anticiper les contours de l’industrie française du futur. Regrettons toutefois l’efficacité de ce dispositif.
Il est très vraisemblable que le Ministère de l’Industrie et le Ministère des Armées détiennent des informations, des données et des analyses sur les technologies du futur et sur les produits stratégiques. Ces éléments ne sont pas publics, mais on ne voit pas quelle utilisation en a été faite comme cela a été démontré dans le secteur de la santé. Ajoutons que la reconstruction d’une industrie française ne doit pas se limiter à réimplanter les produits dits stratégiques sur le territoire national. Le sujet est beaucoup plus vaste.
En 2005, le Sénat a établi un rapport au nom de la Commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la globalisation de l’économie et les délocalisations de l’économie et d’emplois7 . Ce travail intéressant décrit plusieurs types de délocalisations (pures, diffuses, non-localisations, etc…) et tente d’en analyser les causes d’un point de vue macroéconomique. Il annonce une augmentation prévisible et massive des délocalisations dans les services. Il anticipe également une accélération de la délocalisation dans les produits de consommation du fait de la concurrence exacerbée dans la distribution et de l’intensification de la guerre des prix.
Ce rapport a fait appel à plusieurs experts, à des chefs d’entreprises, à des cabinets de conseil et a fait l’objet de voyages en Chine et en Inde.
L’avant-propos s’intitule « Prendre l’offensive face aux délocalisations ». Mais en pratique, que cela signifie-t-il ? On ne voit pas quelles actions concrètes sont proposées pour freiner les délocalisations, à part certaines mesures fiscales qui semblent d’ailleurs ne pas avoir été mises en œuvre.
L’Etat a cependant mis des moyens financiers dans la recherche et dans le soutien à certaines entreprises. Il a aussi soutenu la recherche en créant le Crédit Impôt Recherche (CIR) qui lui coûte plusieurs milliards d’euros chaque année.
Mais contrairement au METI japonais, l’Etat français n’a pas su ou n’a pas voulu mettre en place une politique industrielle ambitieuse8, peut-être au nom du libéralisme économique et ce malgré toutes les alertes et tous les rapports qui ont été établis depuis des années. Depuis 50 ans, les différentes majorités politiques du pays se sont bornées à « gérer l’existant » en subissant les nombreux échecs industriels et les restructurations.
La loi sur les nationalisations de 1981 fut totalement anachronique et déstabilisatrice (ce qui fut sans doute observé avec beaucoup d’étrangeté par un grand nombre de pays partenaires et/ou concurrents), à un moment charnière où il eut mieux valu utiliser les moyens financiers de l’Etat pour aider les entreprises à investir dans l’innovation et les encourager à conquérir les marchés mondiaux.
Peut-on néanmoins compter sur l’Etat pour l’avenir ? On est en droit de se le demander. Comme de toute évidence, il est le seul à pouvoir réunir les moyens financiers à la taille du défi majeur qui engage l’avenir de nos enfants sur plusieurs générations, on doit se résoudre à lui faire confiance !
Focus sur le d’investissement d’avenir
En 2010, la France s’est dotée du programme d’investissement d’avenir (PIA) doté de 47 milliards d’euros. Il est piloté par le Commissariat Général à l’Investissement (CGI).
Les quatre axes de ce programme sont ainsi définis :
- Accélérer la transition écologique ;
- Edifier une société de compétences ;
- Ancrer la compétitivité dans l’innovation ;
- Construire l’âge de l’Etat numérique ;
La lecture des appels à projets montre que certains d’entre eux demandent le co- développement avec des entreprises industrielles, ce qui est une bonne chose. En revanche peu de projets font appel à des coopérations entre industrie et universités. Il y a par ailleurs très peu de projets industriels dans l’ensemble du ciblage.
La lecture du rapport à mi-parcours fait état d’une aide certaine à la recherche dans un grand nombre de dossiers et d’un certain saupoudrage des moyens dans des financements divers. Ce qui semble surtout manquer concerne les critères de choix des innovations que l’industrie française pourrait porter avec l’appui du PIA, en regard des développements actuels des industries étrangères. Ce programme apparaît pour partie assez comparable à un fonds classique de capital risque. Or une stratégie industrielle de la France doit être guidée par plus qu’une logique d’investissement opportuniste.
Focus sur le fonds pour l’innovation et l’industrie (FII)
En 2018, le gouvernement a créé le Fonds pour l’Innovation et l’Industrie (FII) de 10 milliards d’euros qui vise à investir environ 250 millions d’euros par an dans des start- ups développant des technologies d’avenir sélectionnées par le Conseil de l’innovation en France et peut être plus tard par une Agence européenne de l’innovation. C’est un progrès, on parle d’innovation. Mais comme pour le PIA, le modèle de ce fonds semble être celui d’un fonds de capital- risque classique, avec un assez grand nombre de projets, ce qui n’est pas nécessairement très ciblé et adapté à une reconstruction de notre industrie. Il pourra bien entendu être utile au démarrage des projets d’autant plus qu’il fait une large place aux subventions, aux prêts et aux avances remboursables.
La Cour des Comptes a rendu, le 15 mai 2019, un rapport concernant le FII dans lequel elle recommande la suppression de ce fonds, au profit de sa réintégration dans le budget de l’Etat 9.
Le rapport de France Stratégie, remis le 20 septembre 2020, relatif au suivi et à l’évaluation de la loi PACTE, indique que les objectifs du fonds pourraient devoir être réexaminés 10.
« Au 31 décembre 2019, des engagements d’un montant total de 250 millions d’euros avaient été programmés (programmation indicative) pour chacun des exercices 2018 et 2019, avec des engagements effectivement pris s’élevant à 47,4 millions d’euros et 95,2 millions respectivement, et des décaissements de 35,7 millions et de 74,9 millions. »
Source : France Stratégie
La marge est donc encore large et les premiers pas de ce fonds ne sont malheureusement pas affirmés.
En France, la réponse du capital-risque au redéploiement industriel n’est que très partielle
Il faut savoir qu’un fonds de capital-risque en France reste actionnaire d’une start-up de l’ordre de 5 à 7 ans avant de revendre ses titres et réaliser une plus-value et un taux de rendement interne confortables.
Pour qu’une innovation ait une véritable efficacité économique en termes monétaire et d’emplois pour un pays, il est indispensable qu’elle passe au stade de l’industrialisation et de la commercialisation des produits à grande échelle.
On dit souvent que la France est le pays de l’innovation. Cette affirmation est fausse et trompeuse : d’une part nous déposons moins de brevets que d’autres pays11 et d’autre part, dès que nos entreprises innovantes réalisent à peine quelques millions d’euros de chiffre d’affaires, elles sont vendues à des entreprises étrangères qui développent et industrialisent les innovations ailleurs qu’en France. La France ne s’est pas dotée des moyens de développer ses entreprises dans la durée.
Comme le disait fin janvier 2021 Stéphane Bancel, PDG de Moderna, sur la chaîne LCI « ce qui manque en Europe, c’est le capital de croissance ».
Dans la même veine, le professeur Frédéric Tanguy disait récemment sur une chaine de radio qu’en France nous avons « des difficultés pour passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée ». Il aurait pu ajouter « et à l’industrialisation ».
Dans ce cadre, les recommandations, souvent très judicieuses, d’Alain Juillet, ancien Haut Responsable Intelligence Economique, dans l’ouvrage collectif publié en 2018 intitulé «L’intelligence économique du futur », mettent en lumièreles manquements du système12.
La situation française du capital-risque ne doit pas être comparée à celle du capital- risque américain qui offre des moyens financiers beaucoup plus importants, des équipes très spécialisées dans les différentes technologies et des durées d’investissement plus longues, notamment grâce à des relais boursiers comme le NASDAQ.
La France et ses débats sur la place de l’industrie dans notre pays
On dit souvent que les Français n’aiment pas l’industrie et les usines. Ne privilégions-nous pas les études générales pour nos enfants, alors que les filières techniques sont à tort dévalorisées aux yeux des Français ? Il est vrai que les usines et les mines « à la Zola » ont durablement marqué les esprits.
Nous aimons en revanche le débat sur la place de l’industrie dans notre pays, en particulier sur le thème de la compatibilité de l’industrie et de l’écologie. A ce sujet la question du nucléaire est évidemment très importante. La seule conviction, quasi certaine sur cette question, est que nous allons devoir vivre encore longtemps avec le nucléaire, source principale d’énergie décarbonée. Les conditions de cette acceptation par les Français devraient être que : (1) les efforts de sécurisation de nos centrales soient menés à leur terme rapidement après l’accident de Fukushima, (2) la question des déchets soit réglée de manière sûre et indiscutable, (3) le coût du démantèlement des centrales soit effectivement provisionné en totalité, (4) la transparence sur l’ensemble des mesures indiquées précédemment soit absolue.
Mais l’industrie dans son ensemble, à part le cas évidemment très sensible du nucléaire, ne doit pas poser de problèmes particuliers si les normes sont respectées. Il faut sans doute renforcer certains contrôles et trouver des solutions à des situations de pollution inacceptables, mais le développement de l’industrie ne doit pas être pénalisé par des questions idéologiques, même si la question de l’écologie doit aussi être prise en compte. L’implantation d’usines de production de matériels de toutes sortes n’est pas plus affreuse que celle des zones commerciales construites autour de nos villes et qui ont durablement défiguré notre environnement sans que les français ne s’en offusquent.
Défendre l’idée d’une diminution continuelle de notre industrie pour satisfaire à une idéologie radicale en matière d’écologie nous paraît donc très dangereux. Au contraire, l’industrie n’a jamais été autant le lieu où les connaissances scientifiques et technologiques se révèlent et se mettent en œuvre. La course mondiale aux brevets en est une preuve suffisante. Les français doivent donc donner une priorité absolue à un retour en force vers leur industrie aux plans économique et culturel.
Il faut pour cela que l’Administration française se mette sérieusement au travail dans la continuité et dans la durée, en étant la plus ouverte possible sur le monde et ce indépendamment des majorités politiques. Le soutien de la population est indispensable.
Dans cette logique, on ne peut que soutenir le retour à la création d’un Commissariat au Plan qui doit être le moteur et l’inspirateur du renouveau de l’industrie française. D’ailleurs le MITI japonais s’était à l’origine inspiré du Commissariat au Plan français dans les années 50.
Conclusion
Cette cartographie très opérationnelle du déclin industriel de la France doit être perçue comme un outil, certes cruel mais utile, pour prendre la mesure du déclassement de notre pays en la matière mais aussi pour cerner les secteurs d’avenir. La méthode également est au centre de la réflexion.
Mais au-delà, il s’agit bien d’un choix politique à assumer. En ce sens, nos compatriotes ont souvent entendu qu’en matière de chômage, « tout a été fait ». Permettons d’en douter. De même, tout n’a pas été fait pour stopper ce déclin industriel.
Il est donc crucial de remettre au centre des choix stratégiques de notre pays une telle volonté de réindustrialisation, par le choix de l’innovation et du financement.
Sur ce dernier point, il paraît nécessaire de poursuivre les efforts engagés pour le développement du financement des sociétés en croissance, en l’élargissant au-delà du secteur de la Tech, actuellement fortement majoritaire. Osons les levées de fonds dans le secteur purement industriel, et nous pourrons alors dire, collectivement, que oui, nous avons tout essayé.
Robert Mazaud
Glossaire
La Valeur ajoutée
- D’un point de vue comptable, la valeur ajoutée d’une entreprise est le résultat de la différence entre le chiffre d’affaires de l’entreprise et le montant cumulé des achats de matières nécessaires à la production, des autres achats, des travaux et fournitures extérieurs, des frais de transport et des frais divers de gestion.
- Les travaux de sous-traitance sont comptabilisés dans les travaux et fournitures extérieurs. C’est-à-dire que pour deux entreprises identiques, et à chiffre d’affaires équivalents, celle qui ne sous- traite pas aura une plus forte valeur ajoutée que celle qui sous-traite. Ce rappel qui peut paraître basique a son importance sur la compréhension des questions de délocalisation.
- Bien entendu, une entreprise qui sous- traite y trouve un intérêt. Comptablement, elle observera une diminution de sa valeur ajoutée (à l’avantage près de la marge réalisée sur la sous-traitance). Cette marge additionnelle et le retrait partiel ou total de l’investissement dans l’outil industriel doivent permettre d’investir dans l’innovation pour poursuivre ou recréer une dynamique économique vertueuse.
- La valeur ajoutée traduit la valorisation du bien produit par les facteurs de l’entreprise (capital et travail).
- La définition soustractive ci-dessus peut être complétée par une définition additive. Elle représente ce qui revient au personnel, à l’Etat (impôts) et à l’entreprise (liquidités). Elle traduit des conditions du partage de la richesse créée par l’entreprise. La valeur ajoutée d’une entreprise doit être suffisante pour payer les salaires et les charges salariales et amortir les immobilisations industrielles, c’est-à-dire « payer » les investissements.
- Dans le cadre de la délocalisation, il nous paraît important d’introduire la notion de valeur ajoutée complète. En effet lorsqu’une entreprise conçoit un produit, étudie son industrialisation, le fabrique, le commercialise et gère l’activité, on peut considérer qu’elle a une valeur ajoutée complète, ou la plus complète possible.
- En revanche, lorsqu’une filiale de groupe étranger, comme ce fut le cas de l’usine Whirpool d’Amiens, n’est cantonnée qu’à une activité de production, il y a danger pour l’emploi. Sans avoir vu les comptes de cette société française, il est plus que vraisemblable que l’étude des produits électroménager, de leur industrialisation et de leur commercialisation n’étaient pas faits à Amiens. Ils étaient faits ailleurs dans le groupe. Le site français n’était qu’un outil de sous-traitance de fabrication avec la faiblesse que nous connaissons au niveau des coûts salariaux français.
- C’est la raison pour laquelle la France doit innover à nouveau fortement et recréer des produits à forte valeur ajoutée, c’est-à-dire en intégrant autant que possible toute la chaine de valeur ajoutée, même si certaines parties doivent être sous traitées (par exemple la fabrication).
Le Tout Service
- Cette expression était utilisée pour signifier qu’à cause de la Chine devenue l’usine du monde, il ne restait plus aux entreprises françaises qu’à vendre les matériels fabriqués en Chine et assurer le service après-vente. Dans cette hypothèse l’entreprise ne conçoit plus et ne fabrique plus de produits.
- Comptablement, la marge réalisée sur les produits vendus se confond, à quelques charges près, avec la valeur ajoutée.
Le PIB
- Le PIB (produit intérieur brut) mesure l’activité économique d’un pays. C’est un agrégat macroéconomique sur lequel des statistiques sont établies, des tendances observées et des analyses menées. Sa définition est la somme des valeurs ajoutées + TVA+ les droits et taxes à l’importation moins les subventions sur les produits. Il se décompose en trois secteurs (le primaire 2,6% du PIB global de la France, le secondaire 20,3% du PIB global et le tertiaire 75,9% du PIB global).
- Le secteur primaire regroupe les activités d’exploitation des ressources naturelles, agriculture, pêche…
Le secteur secondaire regroupe les activités de l’industrie qui se décomposent en :
• Industries extractives, énergie, l’eau et gestion des déchets,
• Industries manufacturières
• Activités de construction
Le secteur tertiaire se décompose en :
• Tertiaire marchand (commerce, transport, activités financières, hébergement, restauration…)
• Tertiaire non marchand (service public, enseignement, action sociale…)
Les composantes des Industries manufacturières sont les suivantes :
• Chimie, pharmacie, caoutchouc, minéraux • Produits agroalimentaires
• Métallurgie et produits métalliques
• Divers (meubles, jouets, sport)
• Electrique, électronique, machines et équipements
• Matériel de transport
• Bois papier et imprimerie
• Textile, habillement et cuir
Notes
7 Rapport d’information n° 416 (2004-2005) de M. Jean ARTHUIS, rédigé au nom de la commission des finances, déposé le 22 juin 2005.
8 Sauf sous la Présidence du Général De Gaulle. La tentative de Jean Pierre Chevènement de définir et de mettre en œuvre une politique industrielle de la France lorsqu’il fut ministre de la Recherche et de l’Industrie de 1981 à 1983 a rapidement avorté du fait des autres priorités données par le gouvernement de l’époque.
9 https://www.senat.fr/questions/base/2019/qSEQ190510613.html
10 https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/ files/atoms/files/fs-2020-rapport-impacte-synthese- septembre.pdf
11 En 2019 la demande de dépôt de brevets par des entreprises françaises en France était d’environ 9000. En 2008 les entreprises japonaises déposaient environ 40.000 demandes de dépôt brevet dans leur pays. Voir rapports Argus 26-06-20 et association ege 2008. La lecture de ce dernier rapport sur le japon est particulièrement intéressante. Le brevet est bien entendu une arme de la guerre économique menée par le japon et d’autres pays.
12 « L’intelligence économique du futur, Henri Dou, Alain Juillet et Philippe Clerc, éditions ISTE »