Interview d’Antoine Vitkine,
réalisateur du documentaire « Opération Trump »
Les regards décalés d’Ariane Sauvage
correspondante de France Audacieuse en Californie
France 5 nous proposait il y a peu un documentaire impressionnant, autant sur la forme que sur le fond : Opération Trump, les espions russes à la conquête de l’Amérique. Bâti sur un fil historique qui reprenait différents évènements depuis Ronald Reagan, le film a pour propos de démontrer comment les services secrets russes ont infiltré le Parti républicain depuis des décennies. Piégeant au passage de riches hommes d’affaires, dont un certain Donald Trump. Le réalisateur, Antoine Vitkine, qui a déjà une vingtaine de documentaires à son actif, nous livre ici un récit très bien mené où se succèdent images d’époque, interviews de haut-fonctionnaires américains et transfuges ou agents d’influence russes. Des questions évidemment brûlantes d’actualité à moins de dix jours des élections présidentielles américaines. Entretien avec l’auteur pour avoir quelques réponses.
Lors de l’avant-première du film, vous avez dit que vous aimez le documentaire qui « est un espace d’expression pour dire des choses qui nous tiennent à cœur. » Dites-nous alors ce qui vous tient à cœur dans cette affaire ?
C’est très simple : comprendre pourquoi le sort de l’Ukraine dépend aujourd’hui, certes pour une part de l’Europe, mais aussi de l’attitude à venir d’un Donald Trump vis-à-vis de la Russie, s’il était réélu Président des Etats-Unis. C’est mon point de départ. J’ai cherché à comprendre pourquoi Trump était finalement aligné sur la position de Poutine à peu près sur tous les sujets, quelles que soient ses actions -car quand il occupait la Maison-Blanche, ses actes n’ont pas toujours été en faveur de la Russie, tant s’en faut. Mais il y a une déclaration de principes de Trump assez permanente, et une prise de position, je trouve, encore plus forte au cours de cette campagne 2024. J’ai essayé de comprendre d’où ça venait, et de remonter dans le temps pour coller les pièces du puzzle. Il en manque encore, évidemment, mais on peut quand même essayer de comprendre ce qui ressort de ses convictions. Car il en a, sur ces sujets-là : il est isolationniste, depuis longtemps, il est assez fasciné par des personnalités autoritaires comme Poutine. Puis ce qui ressort de ses intérêts: financiers, bien sûr, mais aussi de ce qui pourrait être une forme de compromission, voire un contrôle exercé sur lui par les Russes.
Autre motivation pour moi : voir le parti Républicain basculer derrière Trump. En 2016, Trump apparaissait en gros comme une personnalité hors-norme, assez brillant, qui avait réussi à agréger des forces politiques contraires. Une sorte de de comète qui avait hypnotisé le Parti et son électorat, de génie du Mal dans son genre. Puis on s’est aperçus qu’aujourd’hui nous nous retrouvons dans la même situation. Le parti Républicain le suit. La majorité des élus républicains au Congrès ont soutenu le blocage de l’aide à l’Ukraine.
Sauf quand Mike Johnson (Président de la Chambre des Représentants depuis 2023, Républicain depuis toujours et l’un des plus fidèles soutien de Trump) a opéré un retournement spectaculaire en avril dernier par rapport à ses positions initiales en proposant un texte de loi permettant la reprise de l’aide américaine à l’Ukraine.
Toutes sortes de forces s’exercent en effet dans le Parti. Et Trump lui-même a fini par lâcher du lest, sa position était devenue difficilement tenable. Mais au-delà de cela, c’est le Parti républicain tout entier qui soulève des questions. Pour ma part, j’ai beaucoup travaillé sur Ronald Reagan qui est un personnage très intéressant. Au point de vue de sa politique internationale, il a été lumineux, lucide, et volontariste s’agissant de l’Union soviétique. J’ai été effaré de voir l’évolution de ce parti Républicain vers une sorte d’acceptation de la Russie. De compromission avec l’autoritarisme russe.
C’est l’Histoire qui permet de donner les clés et de comprendre d’où viennent les faits d’aujourd’hui. Dans le cas présent, pourquoi beaucoup dans le Parti républicain se sont retrouvés soumis à une propagande russe. Bien sûr, je ne surestime pas l’effet russe, je pense qu’il y a une dimension endogène dans l’évolution de ce parti. C’est probablement réversible, en tout cas, je veux le croire. Je n’ai certes pas d’hostilité de principe aux Républicains, je pense que c’est même sain dans une démocratie qu’il y ait une droite et une gauche. Mais le Parti a quand même évolué très, très loin sur le sujet russe. Il y a une position majoritaire si j’en juge sur le vote à l’aide militaire qui est assez inquiétante.
Finalement, il y a une question presque existentielle qui se dégage ici. Car ce qui semble très inquiétant dans votre documentaire, c’est de voir émerger un leader potentiel soumis à une influence étrangère. Donald Trump est-il encore un citoyen loyal à sa patrie ? Dans quels degrés ?
C’est là toute la question. C’est celle que je pose en tout cas, comme d’autres s’interrogent aussi à ce sujet. Quelqu’un comme John Brennan (Directeur de la CIA de 2013 à 2017, sous la présidence de Barack Obama) apporte sa réponse à cette question-là. C’est vrai qu’il y a une question de la loyauté qui est posée. Honnêtement je n’ai pas la réponse définitive. Qu’il soit pro-Russe, aligné, c’est assez acquis. Qu’il soit sous une influence ? On peut dire qu’il l’est. Mais qu’il soit tenu ? Toute autre question. C’est-à-dire que s’il ne voulait pas faire quelque chose que les Russes voudraient qu’il fasse, cela implique que les Russes auraient un moyen de lui faire comprendre qu’il faut le faire quand même. Être tenu, c’est ça. Son premier mandat n’a pas montré grand-chose de cet ordre-là, si ce n’est qu’il a donné un certain nombre de gages à la Russie. En matière de renseignements, il a grillé l’ouverture d’un espion du Mossad incidemment, ce qui très probablement a poussé la CIA d’ailleurs à exfiltrer une source assez haut placée au Kremlin. Donc, oui, c’est vrai, la question de la loyauté peut être posée. Quant à la manipulation autour de l’Ukraine, je la vois plutôt comme une manipulation, justement, c’est-à-dire que les Russes, et Poutine notamment, sont parvenus à lui faire comprendre qu’ils avaient un intérêt commun, et que donc, il fallait accuser l’Ukraine de tous les maux.
Sur la question de s’il est tenu, on n’a pas la réponse à ce stade. On n’a que les soupçons que l’on peut nourrir. On a la phrase très sibylline de Oleg Kalugin (dirigeant du renseignement extérieur soviétique du KGB entre 1984 et 1990) : « Oui, on savait quelque chose sur lui. ». Je l’ai citée deux fois, mais comme il ne dit pas ce que c’était, ce n’est pas une preuve journalistique en soi. J’ai essayé plutôt de montrer dans mon film les présomptions que l’on peut avoir. Pas plus, pas moins.
On peut imaginer qu’il y a des pressions sur Trump, particulièrement financières, ce qui joue beaucoup dans son équation. Comme c’est quelqu’un qui est parfaitement conscient des rapports de force et, je pense, très calculateur, on peut légitimement penser que ces pressions ont un impact sur lui. Il a certainement l’intelligence pratique et situationnelle, et des rapports de force. Il n’aurait pas mené cette carrière si ce n’était pas le cas.
Que répondriez-vous si l’on vous traitait de complotiste ? Après tout, ce sont des accusations sérieuses contre Donald Trump qui sont portées ici.
Je répondrais que dans ces cas-là, c’est toujours bien d’aller chercher soi-même. En l’occurrence, il y a un document qui est assez remarquable parce qu’il est vraiment précis, et je pense qu’a priori on peut lui faire une grande confiance, c’est le rapport Mueller (du nom de Robert Mueller, procureur spécial. Cet ancien directeur du FBI est chargé en 2017 de mener l’enquête sur les soupçons de collusion entre des membres de l’équipe de campagne de Trump et la Russie en 2016). Je conseillerais à tous les gens qui nourrissent des doutes sur l’ingérence de la Russie et les liens troubles de Trump avec la Russie, d’aller lire le rapport Mueller. Certes, il fait plus de mille pages…ça prend du temps, mais c’est très instructif. Voilà ce que je répondrais.
De l’autre côté du prisme, pensez-vous vraiment que Poutine est obsédé par l’Ukraine comme c’est dit dans le film?
Oui, je pense que Poutine est obsédé par l’Ukraine, depuis 2014, au moment où il a mis les mains sur la Crimée et une partie du Donbass. Je pense que pour lui, ce pays fait partie de son plan, de sa fuite en avant nationaliste qui consiste à restaurer pour partie l’Empire soviétique. Je pense que ses motivations sont multiples, de l’ordre des convictions, de l’intérêt, de la volonté de rester au pouvoir. Tout cela converge vers l’Ukraine. Aujourd’hui il est embourbé, il joue littéralement son trône, peut-être même sa vie sur l’Ukraine, il ne peut pas se permettre la défaite. C’est le dossier central pour Poutine et pour la Russie. Ne serait-ce que d’un pur point de vue économique.
Pour revenir aux interviews que vous avez faits, les intervenants sont passionnants, mais ils livrent beaucoup d’informations sensibles. Ils n’ont jamais eu peur de représailles ?
Le seul effectivement qui en dit un petit peu, c’est le général Oleg Kalugin mais je n’ai pas entendu des preuves concrètes. J’entends quelqu’un qui pour le coup est l’un des rares qui connaissait ce dossier mais il ne fait que la moitié du chemin. Lui, effectivement, quand j’ai un peu insisté, il m’a fait comprendre deux choses. La première, c’est qu’il se considère encore comme un patriote russe, il n’a pas fait défection, ce n’est pas un traître. Il est parti parce que Poutine lui en voulait et le menaçait. La deuxième, c’est qu’effectivement il y a des lignes rouges avec Poutine. Il m’a cité notamment le cas de ce colonel russe du FSB qui a été assassiné à Londres au polonium. Il m’a expliqué que quelques jours avant sa mort, lui, Kalugin l’avait averti qu’il était allé trop loin. Et ce colonel a été effectivement assassiné. Lui, il sait jusqu’où ne pas aller trop loin et il a conscience du risque.
Le reste, pas de problème, il n’y a aucun témoin qui encourt le moindre risque avec ce qu’ils disent dans mon film.
C’est une grande chance que pouvoir interviewer tous ces gens-là, non ?:
Oui, c’était très intéressant. Ils sont tous impressionnants. John Brennan est très sympathique, en plus, doté d’une grande intelligence. Mais ils sont tous, surtout lui et Peter Strozk (directeur du contre-espionnage au FBI de 2015 à 2018) un peu cassés par ce qu’ils ont vécu. Ils ont subi une défaite majeure si l’on considère que leur métier est de protéger l’Amérique, et que là pour le coup la Russie a réussi à s’infiltrer de manière incroyable lors des élections présidentielles de 2016.
Ils donnent tous en tout cas l’impression d’être des gens solides, non ?
Brennan est un homme très respectable, qui a eu une très belle carrière, mais il est plus politique. Peter Strozk incarne vraiment pour moi le fonctionnaire intègre. Jamais par exemple il ne m’a dit de quel côté il vote ou quelles sont ses affiliations politiques. C’est le haut fonctionnaire, bosseur, impliqué, investi. De même que Kenneth MacMallion (procureur adjoint de New York entre 1978 et 1992) qui est vraiment impressionnant, très sérieux et profond. C’est un Démocrate de toujours, et avant l’arrivée de Kamala Harris dans l’arène, il était absolument effondré à l’idée que Biden allait se faire écarteler par Trump. Et encore plus effondré par l’évolution de son pays, à la vue de cette Amérique politique en crise profonde. D’autant plus qu’au final le Président Biden a un très bon bilan. Personnellement, je pense même qu’il a le meilleur bilan depuis Reagan.
A un moment aussi du film, on dit qu’il y a une centaine de dormants infiltrés sur le territoire américain. Cela semble un peu juste pour une population de 345 millions d’habitants. Confirmez-vous ce chiffre ?
C’est Kalugin qui le dit. Dans les années 70, il dirigeait l’espionnage russe aux Etats-Unis. Puis il est revenu à Moscou d’où il gérait encore tout cela et où il était l’un des chefs du KGB. Quand il reparle de ces années 70, il mentionne en effet une centaine de dormants. C’est un nombre assez important, tout de même. On ne parle pas là d’espions actifs, mais des illégaux, comme dans la série télévisée The Americans. Ce sont des profils compliqués. Et les Américains en ont découvert un certain nombre, en ont arrêté quelques dizaines. Il y a plein de réseaux qui sont tombés. Bien sûr, ces réseaux ont pris un coup sévère sous Gorbatchev avec l’explosion de l’Union soviétique. Puis, peu à peu, le maillage s’est refait. Certains des agents sont d’ailleurs restés dormants pendant des années. Le FBI a démantelé un réseau en 2010, c’est Peter Strzok qui s’en était occupé, et dans le lot il y avait des agents infiltrés dans les années 80, c’est fou.
De toutes façons, c’est une histoire ancienne, on dit que les Russes espionnent l’Amérique depuis le début du XXème siècle, non ?
Depuis 1917, c’est clair. C’est vraiment leur logique, ils cherchent à compenser leurs faiblesses, et leur sentiment de paranoïa vis-à-vis du monde extérieur et des Etats-Unis en particulier.
Si l’on estime que Donald Trump est vraiment manipulé par les Russes, à des degrés divers et incertains, pensez-vous que dans cette perspective plus qu’inquiétante, la France et l’Europe doivent encore davantage redouter son élection si elle a lieu ?
Oui, je le pense. Ne serait-ce que parce que nous sommes confrontés à un enjeux stratégique majeur pour l’Europe, qui est la question russe et la question ukrainienne, ce qui n’était pas le cas en 2016, finalement. Et que cette question-là, elle se gère dans le cadre de l’Alliance Atlantique, qui reste vraiment le pilier stratégique pour l’Europe. Si pendant quatre ans, Trump est installé à la Maison-Blanche, ça va être compliqué. Si on est un peu optimiste, on peut se dire que ça va pousser l’Europe, placée au pied du mur, face au danger, à essayer de renforcer son autonomie stratégique. Renforcer son autonomie stratégique, parce qu’elle aura ce défi russe, ce défi ukrainien à gérer, ça veut dire tout simplement renforcer ses moyens de défense, sa coopération entre les États-membres, ses moyens diplomatiques et ses moyens militaires. Là-dessus, Trump marque un point quand il explique que l’Amérique paie pour la sécurité de ses alliés, ce n’est pas faux. Si on est un peu optimiste, on peut se dire que cela va avoir un effet sur l’Europe. Par ailleurs, je pense aussi que Trump s’il est élu, va durer de fait quatre ans, et après il partira.
Mais il y a beaucoup de Démocrates qui redoutent qu’il manipule la Constitution pour rester pour toujours.
Non, je n’y crois pas du tout. De toutes façons, il est quand même âgé, et pas dans une forme éclatante. Je pense que l’Amérique vit en effet un moment politiquement très particulier, il y a une crise presque civilisationnelle. Mais je crois beaucoup aussi aux contre-pouvoirs américains, qui ont montré précédemment toute leur puissance.