par Philippe Charlier (1,2,3) et Jacques Hassin (2,3)
Laboratoire d’Ethique Médicale et de Médecine Légale (EA 4569) & UVSQ.
CASH de Nanterre Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers de Nanterre.
IPES Institut de la Précarité et de l’Exclusion Sociale.
Résumé
Est-il possible de définir une mort sociale pour les sujets en situation d’exclusion, de marginalisation ou de privation de leurs moyens physiques et/ou intellectuels ? Quels critères peuvent en ce cas être appliqués : anthropologiques, sociologiques, biologiques ? Quelles peuvent être les conséquences de ce statut de mort sociale pour le praticien en terme d’éthique des pratiques de soin et de recherche biomédicale ? Ce sont les questions auxquelles tentent de répondre les auteurs, fondant leur travail sur leur expérience personnelle en anthropologie médicale et au CHAPSA du CASH de Nanterre.
Mots-clés : Altérité ; isolement ; exclusion ; biologie ; anthropologie ; corps ; éthique médicale.
Introduction
Face à cette définition élémentaire qu’est la mort biologique (arrêt définitif des fonctions vitales), l’anthropologie médicale n’est-elle pas à même de proposer une nouvelle notion, celle de « mort sociale » ?
Le terme de « mort » est certes sur-usité en socio-anthropologie [1], pour ne pas dire galvaudé dans le grand-public, où il se confond avec les diverses manifestations liées à la perte et à la rupture : mort physique (chute dans l’entropie), mort génétique (« déprogrammation programmée » impliquée dans l’espérance de vie), mort spirituelle (abandon religieux) ou encore mort psychique (isolement psychiatrique), etc.
A l’issue de notre double expérience à la fois médicale et anthropologique, tant hors de toute institution qu’en contexte hospitalier, quelle définition primordiale pourrions-nous donner à cette mort sociale ? A quelle population s’appliquerait-elle ? Et quelle serait son utilité ?
Tentative de définition
La mort sociale concerne des personnes vivantes, en situation de pauvreté, d’isolement ou atteintes de maladies graves et symboliquement considérées comme mortes. Nous insistons sur la notion de coupure, de séparation, de distance avec la société au sens large du terme. Les sujets dans cette situation deviennent physiquement et socialement séparés du reste de la communauté des vivants. Ce concept s’applique aussi à ceux qui ont quitté consciemment et de leur propre chef leur milieu et/ou entourage social, les marginalisés volontaires. Ils disparaissent pour réapparaître ailleurs, ils meurent socialement pour renaître socialement ailleurs, ils échangent leur identité sociale pour en assumer une autre.
C’est l’acception sociale de la norme qui fait qu’on est inclus ou exclu, vivant ou mort (socialement). Il existe en effet des formes culturelles variant en fonction des sociétés, sous couvert d’une organisation sociale [2] : en quoi celles-ci permettent-elles de placer un individu d’un côté ou de l’autre de la vivacité ? Le problème principal est celui de la norme, c’est-à-dire de la définition d’une frontière arbitraire destinée au classement et à la séparation en deçà ou au delà de capacités et/ou de capabilités moyennes [3,4].
Quelle population peut être impliquée par cette mort sociale ? Les patients en fin de vie, les sans-abri, les sujets en institutions médicales ou médico-sociales, les immigrés déracinés, les chômeurs de longue durée, les retraités sans aucune persistance d’activité, les grands vieillards, les détenus de longue durée [5], bref tous ceux qui ne sont plus reconnus ou ne se reconnaissent plus en tant que membres de la société à part entière, qui sont « coupés » ou exclus de la société, qui habitent « hors de » l’espace social, les « invisibles sociaux ». Ceux qu’on considère comme sortis de la communauté active, ceux qu’on pourrait taxer de « bouches inutiles à nourrir », ou « dépourvus de toute valeur ajoutée économique ». Ceux dont la disparition passe inaperçue au reste de la société. Ceux qui, biologiquement vivants, sont déjà considérés comme disparus ou absents, sachant qu’il existe une différence fondamentale entre la reconnaissance et l’existence fondée sur le regard d’autrui et l’expérience personnelle.
Apport de l’ethnologie
La mort sociale correspond-elle à l’opposition des signes de civilisation exprimés par Lévi-Strauss [2] ? Sur le plan extra-biologique, la mort représente autre chose que la fin de vie, avec des stades ou niveaux différents, sortes de « petites morts » précédant le décès de l’individu. L’ethnologie a montré que dans certaines ethnies africaines, on est « mort » lorsqu’on ne se souvient plus du nom du défunt ; dans ce contexte, la mort biologique précède la mort sociale. C’est dans ce contexte que prennent place les reliquaires kota et bakota du Gabon, ou encore les reliquaires fon en territoire vaudou (Bénin, Togo). Le défunt, dont les restes ont été recueillis dans un panier d’osier ou une céramique recouverte d’un gardien symbolique en bois et métal, continue d’exercer une fonction sociale : protecteur (du foyer ou de la communauté) ou justicier (convoqué en tant que juge post-mortem ayant le pouvoir de connaître, depuis l’autre monde, la vérité) [7].
Cette utilité d’outre-tombe n’est pas éloignée de la vision kantienne de la personne, en tant que sujet pouvant faire des choix moraux. Mais qu’en est-il d’un sujet à cœur battant qui n’est plus capable de tels choix ? La question peut être alors posée par le reste de la communauté de la poursuite de la vie biologique d’un sujet entré en mort sociale. Quelle est son utilité ? En quoi cette utilité serait préférée. Quelle est la justification de son maintien dans le groupe ? Placer les sujets « indésirables » en institution ne revient-il pas à les enfermer physiquement au même titre que les défunts sont placés en cimetière [8] ?
La mort sociale est un processus individuel autant que sociétal. Dans le contexte du vaudou haïtien, la communauté peut faire le choix d’exclure de la « chaîne des vivants » un individu faisant le mal : drogué à l’aide de produits toxiques, ayant vécu conscient ses propres funérailles, exhumé par des sorciers qui s’empressent de lui attribuer un nouveau nom, maintenu en état d’hébétude chronique par une privation de sel, travaillant de force dans des champs de canne à sucre ou des usines, le zombi est, privé de tout libre-arbitre, socialement mort [9]. Perte d’identité, perte relationnelle, mais persistance de la vie biologique : autant de critères qui, en France, pourraient s’appliquer à des sujets en état de précarité extrême.
Vision historique
Il n’est peut-être pas nécessaire de remonter jusqu’à cette figure mythologique de Caïn, fils d’Adam et Eve, chassé du Paradis car fratricide et « errant, fugitif sur la terre » avant de pouvoir s’établir à Nod (à l’est d’Eden) pour trouver la description du premier vagabond [10]… De nombreux termes ont été introduits pour décrire dans leur complexité les phénomènes que nous réunissons sous l’appellation de mort sociale. Le neurologue Charcot, au 19ème siècle, en faisait une pathologie psychiatrique et parlait de « dromomanie des dégénérés » [11] et Armand Pagnier, l’un de ses élèves, avait intitulé sa thèse de médecine : Le vagabond un déchet social [12]. Aujourd’hui encore, on retrouve des termes aussi dévalorisants ou négatifs que désocialisation, disqualification sociale [13], d’invalidation sociale, de ségrégation, de relégation, de désaffiliation [14], d’anomie [15] ou d’outsider [16].
L’exemple des personnes sans-abri
L’expérience de l’un de nous (Jacques Hassin) dans un centre d’accueil de personnes sans-abri très désocialisées (CHAPSA ou Centre d’Hébergement et d’Accueil des Personnes Sans-Abri de Nanterre) permet de confronter cette définition théorique et ses traductions pratiques. Le statut de ces sujets en situation de grande exclusion peut en effet caractériser un état de mort sociale, c’est-à-dire un état qui précéderait à plus ou moins long terme celui de mort biologique [18]. Ce centre reçoit en moyenne 257 personnes chaque jour, sur lesquelles il est possible de juger de la pertinence de cette entité qu’est la mort sociale, ou de proposer des critères objectifs de définition.
Le premier critère à examiner d’abord est celui de l’irréversibilité. L’irréversibilité de la mort cérébrale permet le prélèvement d’organe (à ceci près qu’il existe une véritable complexité scientifique de la détermination des critères de la mort cérébrale vis-à-vis d’état frontière). Peut-on parler d’une mort sociale irréversible ? L’expérience du CHAPSA montre qu’avec un recul de 25 ans d’activité, il n’a pas été observé de réversibilité chez des personnes arrivées à un stade de « mort sociale ». Cet état précède quasi inéluctablement la mort clinique, avec des délais pouvant aller de quelques semaines à plusieurs années.
Le deuxième critère est celui d’une abolition du temps linéaire : notre socialisation est organisée en évènements successifs caractérisés par des lieux et des interlocuteurs divers. En contexte de mort sociale, la temporalité devient progressivement circulaire, avec une répétition permanente des actions passées, quasiment ritualisées : aujourd’hui sera identique à hier, et demain sera similaire (« no future »). Cette caractéristique a déjà été décrite par Xavier Emmanuelli : « Je me souviens, lorsque j’étais à Nanterre, qu’on soignait les gens qui avaient été ramassés par la Police, c’étaient des gens frustres, des clochards, quand on leur faisait un pansement, on leur disait : « Revenez mercredi », mais ça ne veut rien dire « mercredi », puisqu’il ne se passe rien dans le présent, c’est un temps instantané, donc on ne peut pas se projeter, et voilà, ce qui nous arive, on est dans un perpétuel présent » [17].
Pour oublier le passé jugé douloureux (enfance et adolescence marquées par une succession de violences, de maltraitance, de prise de toxiques, de pathologies psychiatriques ou d’abandon, d’échecs scolaires ou professionnels, etc.), la prise d’alcool trouve sa justification [18]. L’unique préoccupation devient la survie jusqu’au lendemain : où et comment manger et dormir en sécurité ? Pour paraphraser Emmanuel Levinas, cette mort sociale est « une impossibilité d’avoir un projet » [19]. Cette absence de projection vers un avenir lointain pourrait-elle expliquer le relativement faible taux de suicide dans cette population ? Comment passer à l’acte (provoquer la mort biologique) quand on ne peut pas se projeter dans un quelconque futur ?
Le troisième critère est celui de la restriction du territoire : en même temps que l’espace psychique du sujet se réduit, le rapport à l’espace et à l’environnement se rétrécit. Le fait d’être SDF à Paris ne signifie pas être sans territoire. Une étude sur le thème du territoire des personnes à la rue a clairement montré que cette population n’est pas sans territoire [20]. Ce territoire est souvent double : un territoire de jour public (souvent un lieu de « manche » attractif et jalousement conservé), mais aussi un lieu privé « secret » pour la nuit (souvent à proximité de l’ancien domicile). Mais au fur et à mesure de l’évolution « clinique », le territoire se restreint. La coupure entre l’environnement psychique propre à l’individu et son environnement extérieur s’amplifie, et celui-ci finit par se tenir à la même place de jour comme de nuit, parfois dans un abri de bus ou une cabine téléphonique.
Le quatrième critère est celui de la modification du schéma corporel. L’expérience du CHAPSA montre que les usagers n’abusent pas des consultations médicales, parce que leur état sanitaire ne les préoccupe pas. Les refus ne sont pas rares lorsqu’une hospitalisation pour tuberculose ou gangrène de jambe est proposée à l’intéressé, même si le risque d’une amputation est clairement explicité. Incapables de se projeter dans le futur, le sujet est incapable d’imaginer son corps avec une jambe en moins. Il ne peut pas non plus concevoir ce que serait sa vie à la rue après une amputation. Ils ont également une pudeur déplacée, préférant, lors de la douche, masquer aux agents hospitaliers un tatouage sur le dos plutôt que leurs organes génitaux.
Le cinquième critère est celui de la tolérance à la douleur. Malgré des lésions cutanées délabrantes avec des escarres très profondes ou des abcès dentaires très évolués, ces sujets ne se plaignent pas et, très souvent, n’en parlent même pas au médecin lors d’une consultation. S’agit-il pour autant d’un ressenti différent de la douleur ? Pas forcément. Peut-être est-ce plutôt l’intégration de la souffrance en lien avec une lésion douloureuse qui dysfonctionne ? Comme si la perte d’expression de la douleur allait de pair avec le processus de désocialisation ou de marginalisation.
Le sixième critère est celui de la dégradation de l’hygiène qui, au fur et à mesure que s’installe la mort sociale, se dégrade progressivement jusqu’à un état d’incurie absolument effroyable où ils ne « peuvent plus se sentir » au propre comme au figuré. La façon dont, physiquement et psychiquement, ils perçoivent ou non un sens à la place qu’ils peuvent occuper sur la scène sociale, est directement traduit dans le rapport au corporel et en particulier sur l’hygiène.
Outre l’isolement social, c’est l’accumulation de cet état psychique, ces modifications de l’image corporelle et du rapport au corps ainsi que cet apragmatisme qui explique aussi le retard dans l’accès aux soins de cette population. Il n’est ainsi pas rare que ces sujets en mort sociale bien installée n’acceptent qu’à l’extrémité de leur vie biologique une hospitalisation, pour décéder 48 heures plus tard…
Le septième critère est celui de l’athymie, caractérisée par une indifférence affective et une absence d’affect. De nombreux usagers du CHAPSA ne manifestent en effet aucune émotivité ni aucune émotion, semblant comme déshabités de tout sentiment et n’exprimant aucune demande. Sont fréquemment constatés une absence d’indignation sur les conditions de vie et une auto-accusation très marquée. Tout ce qui leur arrive est finalement de leur faute, sans déclencher pour autant aucune réaction de révolte, ni retentissement affectif apparent. La systématisation de cette « économie psychique du vagabond » revient à Alexandre Vexliard qui décrivit dans les années 1950 quatre stades successifs allant de la révolte et l’agressivité jusqu’à cet état d’apathie et de « mort affective » qui semble bien correspondre à l’état de mort sociale [21].
Le huitième critère serait l’existence de signes biologiques, à considérer comme conséquence (ou cause initiale) de l’installation de la mort sociale. Ont pu être incriminés ou décrits dans cette population des troubles sérotoninergiques [22], une aménorrhée secondaire (peut-être d’origine supra-hypothalamique ou hypothalamo-hypophysaire ?), des anomalies thermostatiques (liées à un épuisement cortico-surrénalien en période de grand froid hivernal ?), etc. Des études scientifiques sont évidemment nécessaires pour confirmer ou infirmer le caractère stéréotypé de ces déséquilibres biologiques qui ne sont pour l’instant que des observations empiriques, mais aussi pour mieux préciser leur mode d’installation.
Syndrome de Caïn : la mort sociale comme maladie chronique
Si l’on porte sur la mort sociale un regard purement médical, il semble possible de la caractériser, on l’a vu, par des signes cliniques et biologiques (Tableau 1) ; autant d’éléments d’un jugement diagnostic, clinique, social et moral. Ces critères expliquent ou font-ils une normalité ? La mort serait en ce cas l’absence de normalité (jugée incalculable ou non mesurable) sinon une autre normalité [3]?
Serait-il possible également de mettre en lumière des signes para-cliniques tels que des troubles cognitifs, des atrophies corticales ou des dysfonctionnements dynamiques des aires d’intégration cérébrales en particulier sensorielles ? Des examens électro-encéphalographiques, d’évaluation cognitive et d’imagerie fonctionnelle comme le pet-scan pourraient objectiver d’éventuels retentissements fonctionnels caractérisant l’état de mort sociale.
Mais tout n’est pas que biologique, et l’environnement, comme l’histoire propre à chaque individu, jouent un rôle essentiel dans la survenue d’une situation de précarité pouvant aboutir à une mort sociale. Un remarquable travail ethnographique de vie à la rue montre bien l’enchevêtrement des processus à processus à l’œuvre dans ces phénomènes [23].
Mort civile
Cette notion de « mort sociale », véritable abord critique concernant la perte de lien social et de considération de soi (par les autres), devrait enfin être appréciée pour ce qu’elle est vis-à-vis de la mort civile et/ou de la gnadentod (euthanasie). La mort sociale comme fait sociétal doit surtout être considérée comme une grille d’analyse ou une lecture polémique du délitement des liens communautaires et affectifs ayant comme conséquence de grands impacts sur l’estime de soi et le regard d’autrui (anomie). Elle nécessite de répondre à l’appel du plus précaire et du plus vulnérable dans un souci d’humanité, ce qui répond à l’actualité des migrants issus des troubles géopolitiques proche-orientaux.
Sur le plan de la justice civile, la mort sociale est une peine qui s’attache au droit criminel ancien excluant un individu de la société, comparable à la déportation des lépreux hors du territoire de vie (léproseries) accompagnés de rituels symboliques de passage de la vie à la mort civile [24]. La retraite, parfois forcée, ne peut-elle pas également être vécue comme « mort sociale » [25], et, par extension, les exclusions de toutes sortes ? A un niveau supérieur de coercition, la mort sociale peut représenter un facteur de négation de la vie humaine dans le cadre de l’euthanasie, c’est-à-dire littéralement « de la mort de grâce » [26], imposée en raison de normes qui nient la dignité de toute personne humaine. Cette mise en perspective de la mort sociale amène à mettre en évidence une tension éthique, celle d’une critique des facteurs sociaux qui font que certaines personnes ne se sentent plus comme participant à la vie sociale ou d’être utile à celle-ci. C’est-à-dire une critique sociale des délitements des liens sociaux et personnels et, au-delà, leurs impacts sur des personnes vulnérables ou précaires.
Les politiques de santé, de réinsertion sociale, de réhabilitation, de mixité, constituent autant de voies de recherche pour traiter les exclusions déjà existantes et prévenir les futures situations de mort sociale. Autrement dit, des méthodes destinées à lutter contre ce délitement des droits et/ou des jugements qui désignent certaines personnes comme méritant ou ne méritant pas les soins.
En conséquence, deux types de mort sociale doivent être considérées : la première s’impose (ou est imposée) à l’individu ; c’est une condamnation à une peine d’exclusion du monde des vivants, à la peine de mort ou à une sanction post-mortem. La seconde est une critique de l’isolement et de l’abandon des personnes vulnérables et précaires, aboutissant à une nécessité de reconnaissance. Il y a pourtant une société hors la pensée que la société se fait d’elle-même : les personnes précaires font société et ne sauraient être exclues de la société « générale » ou « globale » du fait même de leurs existences en son sein et de leur être.
Conclusion
La mort sociale est-elle fondée sur un déséquilibre extrême des inégalités sociales ? L’exclusion et la précarité suffisent-ils à provoquer à plus ou moins long terme une mort sociale ? La mort sociale est-elle une invisibilité sociale devenue quantifiable ou visible sur le plan clinique et/ou biologique ?
Deux possibilités s’offrent au clinicien : soit ré-humaniser malgré les sanctions (donc concilier des contraires, ce qui est proprement humain, à la façon de Nicolas de Cues ou de Giordano Bruno [27]), soit humaniser nos pratiques sociales (une hominisation, donc vers une humanité meilleure plus ouverte et intégrative).
Si notre concept présente une certaine pertinence, il conviendra dans la suite de valider ou d’infirmer un certain nombre de nos observations « cliniques » par des études épidémiologiques ou cliniques scientifiquement validées. Un Institut de la Précarité et de l’Exclusion Sociale (IPES) récemment créé a pour mission de valoriser les connaissances et les pratiques du CASH concernant la précarité et l’exclusion, de renforcer les connaissances scientifiques concernant cette population, ses problématiques et ses évolutions au sein d’une institution ou la synergie sanitaire et sociale est une réalité dans un cadre pluri-professionnel en relation avec l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense (Paris X).
Dans tous les cas, ce concept de mort sociale cristallise les principes d’humanisme de la médecine les plus essentiels autour de la reconnaissance de la dignité de la personne humaine (vision éthique de la personne), bien au-delà des principes de bienfaisance et de non-maltraitance développés par la médecine sous toutes ses formes, et notamment humanitaire [28], puisque « la philosophie de l’exercice de la médecine est un lien humain dans une éthique de l’inquiétude pour l’autre, pour tout homme et pour chaque homme, quelque soit sa condition sociale et son état » [29]. L’exercice de la médecine a comme visée de redonner sens à l’investissement dans la vie, au delà de ruptures liées à la douleur et à la maladie. Douleur, souffrance de l’autre, abandon moral ou physique, constituent autant d’entités que le praticien doit combattre avec sincérité, lui qui sert le soin et le prendre soin, dans la droite lignée de l’aphorisme hippocratique : « Là où est l’amour de l’homme est aussi l’amour de l’art [30] ».
Références
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Tableau 1. Les 8 critères cliniques et biologiques de la mort sociale sont l’irréversibilité, l’abolition du temps linéaire, la restriction du territoire, la modification du schéma corporel, la tolérance à la douleur, la dégradation de l’hygiène, l’thymie et les signes biologiques.