Dans leur prologue, les auteurs évoquent trois « histoires remarquables » illustrant la méconnaissance en France de la réalité de la science économique : les tergiversations sur le travail du dimanche, l’enterrement du rapport IGF-IGAS-CGEDD sur l’aide au logement (le rapport a souligné que l’Etat dépensait trop et mal) et la difficulté à faire émerger les champions de demain face à la réussite des GAFA, réussite qui ne doit rien à l’influence de l’Etat et n’était pas prévisible même si ce succès résulte aussi d’une politique industrielle discrète et efficace .
- Francis Kramarz, Directeur, Centre de recherche en économie et statistique, Professeur à l’ENSAE , Professeur associé à l’Ecole POLYTECHNIQUE,
- Philippe Tibi, Professeur de finance à l’Ecole POLYTECHNIQUE & Sciences Po Paris, Président d’Honneur et Membre du Conseil –AMAFI
Ce livre vient d’être récompensé du Grand Prix Turgot 2017 comme Meilleur livre d’économie financière.
Pourquoi ce livre ?
Les auteurs sont persuadés que les réformes doivent être menées à la lumière des résultats de la science économique. De nombreux pays intègrent en effet l’évaluation scientifique au sens de la recherche économique dans leur gouvernance publique. Des politiques publiques sont ainsi évaluées depuis plus de 30 ans en faisant appel à des experts universitaires et des entreprises spécialisées. Les acteurs politiques, syndicaux, économiques pourraient donc réinsérer la France dans une trajectoire positive en utilisant les faits et les travaux de la recherche économique.
Mais l’opposition entre Etat et marché reste un marqueur de la psychologie française, alors que l’Etat et le marché relèvent de constructions théoriques différentes et qu’ils ont besoin l’un de l’autre.
Le vrai sujet de la désespérance française est la crise de l’avenir. Selon les auteurs, il faut rompre avec le financement de la hausse des niveaux de vie grâce à un endettement désormais insupportable pour les finances publiques. Pour y parvenir, il faut mobiliser les Français autour d’une triple ambition :
- libérer la croissance économique tout en assurant la protection des plus faibles ;
- rétablir la méritocratie en supprimant les rentes ;
- alléger les dépenses de l’Etat sans menacer le pacte social.
Les auteurs proposent donc la conclusion d’un pacte entre l’Etat et le marché fondé sur leurs raisons d’être respectives : la garantie de l’ordre social et l’efficacité économique.
Dans un premier chapitre, les auteurs décrivent les 3 impasses, intellectuelle, stratégique et financière auxquelles l’Etat est en réalité confronté.
Malgré l’existence d’une pensée libérale et des périodes de libéralisme économique de l’histoire de la France moderne -Turgot et les physiocrates, Frédéric Bastiat, la fin du second empire, des fragments de la IIIe République- la mémoire collective célèbre l’héritage du colbertisme et des 30 Glorieuses, triomphe d’une combinaison de dirigisme, d’économie de marché et d’Etat-providence. L’écart entre la réalité et la représentation contribue à la désorientation de la société française qui croit encore au rôle dirigeant de l’Etat en économie alors que celui-ci demeure confronté à trois impasses :
- Impasse intellectuelle d’un Etat qui veut donner à voir des grandes entreprises enracinées sur le sol national, soumises à sa volonté d’
- Impasse financière qui enferme ensuite un Etat prisonnier de dépenses qui lui semblent nécessaires pour maintenir la cohésion sociale. au risque de voir sa crédibilité budgétaire désormais questionnée en Europe.
- Impasse stratégique qui bloque l’Etat qui veut donner le spectacle de sa puissance et de son influence alors qu’il est massivement endetté.
Si l’empreinte de l’Etat apparaît gigantesque, la réalité est qu’il est affaibli et appauvri. Cependant il demeure indispensable. La légitimité des marchés financiers est encore plus contestée. Cela ne les empêche pas d’étendre leur emprise, paradoxalement à la faveur de la crise. “Etat affaibli mais nécessaire. Marché puissant mais illégitime.” Tels sont les termes d’une opposition que les auteurs préconisent de dépasser. Leur analyse est que les finances publiques sont gravement déséquilibrées parce que l’Etat s’épuise à engager des budgets colossaux pour simplement contrarier des équilibres de marché. L’Etat encombre donc l’économie avec de faux prix. En retour, l’économie fait supporter des surcoûts considérables à l’Etat. Une solution efficace consisterait à laisser les forces de marché dire le prix au lieu de s’épuiser à imposer le juste prix. Il conviendrait ensuite de corriger les situations individuelles socialement inacceptables qui pourraient en résulter. Les auteurs proposent donc de « donner plus de place au marché afin de sauver l’Etat ».
Pour illustrer leur propos, ils s’appuient au cours des trois chapitres suivants sur les exemples de l’emploi, du logement et de l’innovation.
Pour les auteurs, le chômage n’est pas une fatalité.
Si le taux et la durée moyenne du chômage est nettement plus élevée en France que dans la moyenne des pays de l’OCDE, c’est en raison de politiques publiques erronées, décidées selon des considérations idéologiques, sans tenir compte des travaux scientifiques sur le sujet. Ainsi, alors que le travail est un marché, les politiques publiques en faveur de l’emploi et des salaires sont le plus souvent simplistes voire populistes. Les auteurs préconisent de lutter contre le chômage massif en faisant collaborer l’Etat et le marché. Selon les auteurs, considérer le marché du travail comme un véritable lieu d’échange de l’offre et de la demande fournit des solutions centrées sur deux concepts clés de l’univers du marché : les incitations et la concurrence.
- Les incitations concernent le ciblage des aides sur les catégories les plus fragiles ainsi que la pénalisation des firmes qui considèrent le licenciement comme une variable systématique d’ajustement et ne font aucun effort. Il s’agit aussi de mieux accompagner les chômeurs y compris dans des aides à la mobilité géographique vers les régions les plus actives.
- La stimulation de la concurrence visera à la création de nouvelles entreprises massivement créatrices d’emplois
Les auteurs étudient ensuite la spécificité bien française des dysfonctionnements du logement et son traitement par des politiques publiques omniprésentes.
Le logement est le poste le plus important du budget des ménages et le montant des aides des pouvoirs publics est le double de la moyenne européenne (environ 12 % des dépenses de l’Etat et près des deux tiers du déficit budgétaire). Les pouvoirs publics ont depuis 40 ans nié l’existence d’un marché du logement. Or ce marché existe bien avec une offre et une demande équilibrées par des prix. Mais à force de subventionner la demande sans augmenter l’offre, les prix ont beaucoup augmenté, et les ménages ne sont pas mieux logés pour autant. Ces aides publiques souvent mal ciblées ont en fait eu pour effet d’augmenter les loyers et d’enrichir les propriétaires au lieu de véritablement aider les plus défavorisés. Elles contribuent à renforcer le déséquilibre entre offre et demande. Les auteurs préconisent donc de redonner à l’Etat le contrôle de l’offre de logement, une telle politique devant être menée au niveau national et ne plus être laissée à la discrétion des autorités locales. Enfin, l’augmentation de l’offre conduisant à une baisse des prix à l’acquisition et à la location, la suppression progressive des aides au logement est alors envisageable.
Dans leur dernier chapitre, les auteurs analysent les différents éléments (innovation et capital-risque) expliquant comment les Etats-Unis sont devenus depuis 60 ans le plus grand pays de l’innovation et pourquoi ils ont su donner naissance à une nouvelle génération de leaders mondiaux.
La cause principale du retard européen en matière d’innovation réside dans la faiblesse des capitaux alloués à des activités risquées. L’Europe ne dispose pas ou peu de capital vraiment disponible. Cette réalité est souvent occultée au motif que l’épargne est très abondante. Mais il ne faut pas confondre épargne et capital. S’inspirant de l’expérience menée avec succès par Israël, les auteurs ambitionnent pour la France de devenir le centre du capital-risque en Europe. Leurs propositions visent donc à la transformation d’une épargne peu productive en un capital financeur d’une économie innovante et bien réelle. Mais comme dans le cas du logement et de l’emploi, la France ne considère pas l’épargne comme un marché. Il s’agit donc de renforcer la position nationale sans engager des fonds d’Etat, simplement en améliorant l’allocation de l’épargne institutionnelle des Français. Il faut laisser le marché jouer son rôle de sélection des meilleurs projets et faire collaborer l’Etat et le marché. À l’Etat de créer une masse critique et de décider d’incitations y compris contraignantes. Au marché d’investir et de financer les meilleurs projets.
Les auteurs soulignent enfin la nécessité de commencer par la gouvernance pour réformer.
La vraie réforme se heurte au tir de barrage d’intérêts catégoriels très bien représentés dans les organisations politiques et syndicales. Comment sortir de ce piège ? Seul l’Etat ayant pour vocation d’incarner l’intérêt général, il doit assurer l’expression de l’ensemble des intérêts et l’identification des conflits et assumer cette mission de représentation, non pas en représentant lui-même les intérêts particuliers, mais en organisant une représentation efficace, en organisant des conseils spécialisés, exclusivement formés de sachants (des universitaires expert des sujets), d’associations crédibles et de personnes concernées tirées au sort. Ces conseils participeront au débat public avec les syndicats, les organisations patronales, les associations de locataires, les promoteurs immobiliers etc. Puis l’Etat décidera des politiques publiques en transparence sur ses motivations et au nom de l’intérêt général. Elles seront ensuite régulièrement évaluées par le corps législatif.
Conclusion de France Audacieuse :
Dans sa préface à cet ouvrage, achevée le 17 août 2016 – soit quelques jours avant de quitter le gouvernement- Emmanuel Macron indique, dans une véritable profession de foi politique, pourquoi il faut restaurer le goût de l’avenir : la France vit un moment charnière face à la révolution numérique, au réchauffement climatique, aux incertitudes géopolitiques. Il exprime ainsi sa conviction que la puissance publique est encore fondée à intervenir notamment pour protéger face aux risques, pour réduire les inégalités, pour lutter contre les injustices. Pour accompagner le changement, la France doit en revanche rénover ses modes et ses champs d’intervention. Pour s’assurer de l’efficacité des politiques publiques, il faut également s’assurer qu’une réforme a atteint les objectifs visés et pour cela il faut évaluer.
On ne peut que partager cet avis. C’est pourquoi cet ouvrage devrait être le livre de chevet de tout responsable politique, syndical ou de l’administration. Très clair et accessible même à un public non économiste, très riche et documenté, il s’appuie aussi bien sur les travaux académiques que sur les exemples concrets de politiques publiques menées en France ou dans d’autres pays.
Il sort du modèle classique français opposant le tout-Etat au tout-marché pour analyser les liens réels entre l’Etat et le marché, et il démontre avec solidité que contrairement à ce qui est trop souvent répété, tout n’a pas vraiment été tenté pour résorber le chômage, pour réduire la crise du logement et pour développer une économie française innovante.