Colloque Banque de France et France Stratégie
« Productivité, une énigme française ?»
Banque de France
Mercredi 1er février 2017
Cette note présente les interventions les plus saillantes de cette matinée de colloque particulièrement technique et riche qui s’est tenu à la Banque de France le 1er février 2017. France Stratégie co-organisait l’événement.
François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, introduit la matinée de travail en indiquant qu’après les Trente Glorieuses, très marquées en France, la productivité a partout marqué le pas et qu’elle est revenue à un rythme particulièrement faible. Il précise qu’il ne pense pas qu’il s’agisse d’une spécificité française, si ce n’est celle d’une des productivités horaires les plus élevées au monde. L’énigme est donc collective avec 3 hypothèses :
- S’agit il d’un problème de mesure de la croissance : pas de ralentissement alors car nous mesurerions mal la croissance en raison de l’apparition de l’ère numérique. Aux USA, on pourrait revoir depuis 1995, selon Philippe Aghion une revalorisation de 1 point.
- S’agit-il d’un ralentissement structurel de la productivité lié au ralentissement de l’innovation ? Quelle est la contribution des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) à la croissance ?
- Avons-nous une pénurie d’investissement liée au ralentissement des investissements technologiques (notamment en R&D). Or ces investissements nécessitent des fonds propres et non de la dette. D’où les interrogations sur le coût des fonds propres, particulièrement élevé.
Il relève néanmoins 3 facteurs spécifiques à la France :
- La déficience de notre système de formation initiale et continue, selon les études PISA, avec de fortes inégalités liées aux origines sociales
- La composition de l’investissement des entreprises qui privilégie la construction au détriment de l’investissement immatériel
- Les caractéristiques du marché du travail et les politiques associées : comment combiner soutien à la productivité et soutien à l’emploi. Les allègements de charge et le CICE ont des effets positifs sur le PIB par tête mais doivent être concentrés sur les secteurs productifs.
Il conclut son intervention en indiquant qu’en ce qui concerne la France, la croissance reste trop lente en 2016 à 1,1% (publiée le 30 janvier 2017). De plus, les niveaux élevés du taux de chômage structurel à 9 % rendent impératif le besoin de réforme sous les 4 « E » (Entreprises, Education, Emploi et Etat) et cela est compatible avec notre système européen partagé (notamment en terme de haut niveau de services publics fournis).
La matinée de travail s’est articulée autour de deux sessions, la première établissant un état des lieux et la seconde proposant des recommandations.
Session 1 : La France : un cas à part ?
Cette session était présidée par Fabrice LENGLART, commissaire général adjoint de France Stratégie. Il introduit alors le débat en indiquant que 4 questions majeures se posent sur le ralentissement de la croissance :
- La grande récession est-elle derrière nous ? Les indicateurs le laissent penser, 9 ans après la crise aux USA. Mais la plupart des indicateurs restent inférieurs à leur niveau d’avant crise et en France, nous ne sommes pas encore revenus à un régime normal de croissance.
- La baisse des gains de productivité est-elle temporaire ou durable et structurelle ? On manque de recul pour avoir une vraie réponse mais les travaux de France Stratégie montrent plutôt une tendance vers la rupture structurelle.
- Pourquoi n’y a t’il pas eu rebond de la productivité depuis la crise ?
- Le ralentissement de la productivité française est-il plus marqué en France qu’ailleurs avec un risque de décrochage vis à vis des innovations technologiques ?
Une première table ronde s’engage sur le thème : « Qualité de l’emploi et ralentissement de la productivité » :
Philippe ASKENAZY, CMH-CNRS-ENS présente ses travaux qui démontrent que :
- Le ralentissement de la productivité horaire touche principalement le secteur marchand en France et non pas les secteurs non marchands.
- Il y a une très forte montée des niveaux d’éducation de la main d’œuvre dans les pays européens et ils trouvent un emploi quelque soient les cycles économiques.
Puis Rémy LECAT (avec Gilbert CETTE), Banque de France formule alors 3 hypothèses à la question « Pourquoi un ralentissement de la productivité ? » :
- Ralentissement du progrès technique (R. Gordin)
- Conséquences de l’économie numérique (OCDE)
- Grippage du processus de création destructrice ?
Il propose un scénario :
- en cas de choc technologique équivalent à celui de l’électricité au 20ème siècle et de convergence des niveaux d’éducation et de régulation, la croissance projetée serait de plus de 3% (projection 2015-2060)
Ronan MAHIEU, INSEE, intervient ensuite sur le thème de « L’économie numérique dans les comptes nationaux ». Il rappelle la publication de juin 2016 de l’INSEE autour de l’économie numérique dans la comptabilité nationale pour démontrer sa complexité, notamment :
- Il est impossible d’isoler précisément la part des achats en ligne. La contribution au PIB se fait donc via les marges des commerçants mais dans quel pays comptabiliser l’activité des pure players tels que Amazon par exemple ?
- La revente des biens d’occasion (ex : Le Bon Coin) n’a pas à être comptabilisée dans le PIB : les transactions sont prises en compte dans le PIB seulement à concurrence des commissions prélevées par les sites de mise en relation, là encore avec des questions de la localisation des sites.
=> la question se pose de savoir où mesurer la production notamment issue de la transition numérique dans un monde immatériel et mondialisé.
Une seconde table ronde démarre sur le thème : « Promouvoir la croissance inclusive en France ».
Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, rappelle que la vision de Robert Gordon est de dire que la croissance est une parenthèse dans l’humanité. Philippe Aghion indique qu’il n’est pas en accord avec cette vision car il pense que :
- la révolution des TIC a aussi changé la technique de production des idées (cf Dale Jorgenson, professeur à Harvard).
- Avec la mondialisation, les rentes de l’innovation sont augmentées.
- Il existe également des points de croissance manquée quand on prend en compte la destruction créatrice.
- L’exemple européen nous donne des raisons d’être optimistes (cf Suède : accélération de la croissance avec des réformes tout en conservant le modèle social).
Il indique alors que la réforme paie (cf exemple européen) et que l’on sait que l’innovation, c’est de la destruction créatrice. En conséquence, il convient de :
- dynamiser les marchés
- structurer un secteur financier (financement par equity et venture capital)
- décider une véritable politique macro-économique.
Il lui paraît possible de réconcilier les réformes qui poussent à l’innovation avec la mobilité sociale car cela correspond pleinement au pacte européen. Il lui semble évident que des efforts structurels doivent être portés sur l’éducation, facteur de mobilité sociale mais une politique de macro-stabilisation est également très importante. Il insiste sur la nécessité d’instaurer de la flexibilité dans le marché du travail.
Il défend vivement l’idée de la croissance inclusive : penser aux perdants dans un monde avec Trump et le Brexit. D’où des coûts de transition de la réforme :
- Investir plus et mieux dans l’éducation
- Instaurer une assurance chômage très généreuse mais en contrepartie d’une formation obligatoire.
- Mettre en place un système fiscal plus efficace et de redistribution dont la qualité première serait de ne pas décourager l’innovation.
- Favoriser une réforme de la flexi-sécurité.
Session 2 : Quelles recommandations ?
Cette session était présidée par Gilbert CETTE, Banque de France.
Michel HOUDEBINE, DG Trésor, prend alors la parole pour effectuer un rapide bilan des réformes engagées en France, en se fondant sur les évaluations à disposition sur les mesures prises pour soutenir la productivité :
- Crédit d’impôt recherche : effet plutôt attendu, mais pour 1 euro mis par la puissance publique, on a 1 euro obtenu sur la recherche
- Idem sur les Jeunes Entreprises Innovantes
- Réforme sur les marchés de biens et services (LME, Loi Macron, Loi Hamon) : 0,1 à 0,2 points de PIB
- Eléments de flexibilité du marché du travail et de sécurisation
- Baisse du coût de la séparation au moment du licenciement : 0,4 points de PIB à long terme
3 pistes de réformes sont donc prioritaires :
- Fiscalité du capital : la France a une fiscalité plus élevée que ses partenaires ce qui a un impact sur le coût des fonds propres, d’où la proposition d’une baisse du coût de l’IS.
- Education : en plus de PISA, indicateur TIMSS
- Recherche publique : Allemagne et Corée ont fait de gros efforts et la France est très loin.
Emmanuelle MAINCENT, Commission européenne, présente alors les préconisations de la Commission :
Les Réformes structurelles sont très importantes dans l’agenda européen (digitalisation, transition bas carbone, économie collaborative => adaptation à ces changements)
En parallèle, il existe l’agenda politique (marché unique, renforcement de la zone euro, initiatives comme le plan Juncker d’investissement). Au niveau national, les états membres doivent décliner cet agenda politique et la Commission présente des recommandations aux états membres dans le cadre du Semestre Européen.
En ce qui concerne la France, le « Rapport Pays » qui figure sur le site de la Commission indique notamment que certains facteurs limitent la croissance de la productivité :
- Rigidités de marchés du travail et des produits, charge réglementaire, lenteurs dans la réaffectation des ressources et l’adoption des technologies
- Manque d’adéquation de la main d’œuvre et de capacité d’innovation de l’économie française (moins dynamique que certains des principaux concurrents)
- Un nombre disproportionné de petites entreprises (y compris effets de seuil)
- Obstacles à la concurrence dans les services
La Commission formule donc des recommandations pour la France :
- Capital humain et marché du travail
- Climat des affaires
- Innovation : prendre des mesures pour simplifier les programmes publics d’innovation
- Baisse des charges et efficacité accrue des dépenses publiques
- Pérennisation de la modération des coûts salariaux
Vincent AUSSILLOUX de France Stratégie apporte alors quelques précisions :
- Capital humain : le constat est la dégradation des performances de la France. Il existe un déficit d’investissement sur le supérieur mais également sur le primaire et le secondaire. Il pose notamment la question de l’organisation du système éducatif, de la formation des enseignants tout au long de leur carrière et des méthodes d’enseignement (proposition d’autonomie des établissements)
- Formation tout au long de la vie: un premier pas a été fait avec le compte personnel d’activité mais il reste encore beaucoup de choses à faire.
- Enjeu de construction de la flexi-sécurité à la française
- Inégalités salariales hommes/femmes doivent être réduites. Si elles étaient corrigées, elles apporteraient une croissance du PIB de 7 points.
- Financement de l’innovation : il faut développer prioritairement le capital-risque en France (4 fois plus faible en comparaison que les USA et la Chine)
Francis KRAMARZ, CREST-ENSAE, indique alors, dans le ton libre qu’on lui connaît, qu’il n’est pas d’accord avec ce qui a été dit. Ces réformes ne fonctionnent pas. Une économie qui fonctionne, c’est une économie avec des créations d’entreprises qui emploient des jeunes. Par exemple, on sait que la réforme du permis de conduire (à 16 ans) créerait immédiatement des centaines de milliers d’emplois. Mais l’on se heurte à la gouvernance et au « mur des rentes ».
Pour lui, la formation continue ne peut pas être réformée si l’on n’a pas au préalable supprimé le paritarisme. Mais il faut des hommes politiques courageux pour emprunter ce chemin.
Sur le logement, d’un point de vue économique, la location est la solution car elle favorise la mobilité. Il faudrait donc supprimer les permis de construire donnés par le maire pour donner cette compétence à l’Etat comme en Allemagne.
En ce qui concerne le venture capital, il souhaite la mise en place d’un véritable éco-système comme en Israël, surnommée la «start-up nation ».
Il conclut son intervention en affirmant que dire qu’il faut sortir de l’Europe ou faire le Revenu universel, ce sont deux fausses routes à ne pas emprunter.
David HEMOUS, Université de Zürich fait alors un focus sur l’innovation : il note que selon les études, la performance de la France est assez moyenne, loin derrière le Danemark et l’Allemagne qui innove deux fois plus que la France par habitant.
Il souligne que, pourtant, l’argent public mis dans l’innovation directement ou indirectement via la fiscalité est fort. Il indique 2 pistes à suivre pour améliorer les performances françaises en matière d’innovation :
- Investir sur le capital humain de l’innovation via l’éducation
- Assurer le lien entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée.
Xavier RAGOT, OFCE revient alors sur la politique de l’innovation en indiquant qu’il y a eu de nombreuses réformes d’idées (pôles compétitivité, le Crédit Impôt Recherche, les Jeunes Entreprises Innovantes, etc…) Si un bilan devait être établi, il pense alors qu’il faudrait avoir une approche plus globale et cohérente pour accentuer l’effort public sur des secteurs à fort rendement sur la compétitivité.
Il suggère de mettre en place une stratégie macro-économique en soutien à la productivité de long terme, notamment en assumant d’être contra-cyclique : l’essentiel des gains de productivité à faire sont dans l’industrie, car aujourd’hui, nous avons un tissu productif dégradé.
La synthèse des débats est assurée par Jean-Luc TAVERNIER de l’INSEE.
Conclusion de France Audacieuse
Riche matinée de travail très technique à la Banque de France qui démontre, si besoin était, l’excellence du savoir faire de nos meilleurs économistes français.
A retenir tout particulièrement deux interventions pour leur liberté de ton :
- celle de Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, particulièrement enthousiaste, prolixe et donc enthousiasmant et magnétique.
- celle de Francis Kramarz, Crest-Ensae, souvent très peu conventionnel dans l’expression et donc précieux dans le débat.
A noter également l’intérêt d’entendre un membre de la Commission européenne présenter la vision par la Commission Européenne de l’état économique de la France sur la base d’études. La classe politique devrait assurément entendre ces débats avec humilité.
France Audacieuse participe, depuis la place qui est la sienne, à la transmission de ce savoir en espérant faire œuvre de pédagogie.
Alexia Germont – 17 février 2017