“RESPIRATEURS ET COMPETITIVITE” NOTE PAR BENOIT MAES
Un constat dérangeant
Les Français ont découvert avec étonnement que leur pays, paradis de la protection sociale et champion des dépenses publiques, disposait au début de la crise du coronavirus de quelque 5000 lits de réanimation, là où les Allemands en disposaient de 30 000, pour une population supérieure d’environ 20 %. Face à ce constat, certains dénoncent les effets d’une « politique d’austérité d’inspiration libérale » ayant conduit en France à réduire les moyens des hôpitaux. Mais ce que montre l’exemple allemand est plutôt que c’est lorsque l’économie se porte bien que l’on peut disposer de bons services publics- ce qui en soi est une évidence – et que la question est de savoir pourquoi nous y sommes si mal parvenus, et surtout comment nous pourrions faire mieux demain.
Pour illustrer cette idée, il est intéressant d’examiner les situations de la France et l’Allemagne, mais aussi de l’Italie -qui en Europe a été la plus durement touchée par le virus- et des Pays-Bas- pays le plus hostile à la mise en place de mécanismes de solidarité en Europe (on comprend pourquoi en voyant les données qui suivent). A cette fin, il est nécessaire de regarder les situations actuelles de ces pays, mais aussi et surtout leurs évolutions sur une période suffisamment longue- on est parti ici de 1990. En effet, les évolutions d’une année sur l’autre sont généralement assez limitées, donnant l’impression trompeuse que rien ne se passe. Quelle importance en effet de perdre 1% sur une année par rapport à ses voisins … tant que ce n’est pas tous les ans !
[N.B. : Les chiffres mentionnés ci-dessous proviennent de la base de données de l’OCDE ; les données monétaires sont exprimées en € courants.]
Allemands et Néerlandais ne bénéficient pas- au contraire- de moins de services publics que les Français
Examinons d’abord les effectifs du secteur public dans les quatre pays, rapportés à leur population, et en distinguant les trois sous-ensembles qui le constituent :
a. La santé et l’action sociale, que la crise du Covid a mis sous les feux de l’actualité
En 1990 les effectifs dédiés à la santé et l’action sociale s’élevaient à 42 personnes pour 1000 habitants en France, 45 en Allemagne, 59 au Pays-Bas et 23 en Italie. En 2019, ils sont de 58 personnes en France, 70 en Allemagne, 82 aux Pays-Bas et 33 en Italie.
b. L’enseignement
Il s’agit du domaine dans lequel les niveaux relatifs (sans rentrer ici dans l’analyse de l’incidence des structures démographiques) sont les plus proches : toujours pour 1000 habitants, et en 2019, 30 personnes en France et en Allemagne, 31 aux Pays-Bas, 26 en Italie. En 1990, ces chiffres étaient respectivement de 28 pour la France et l’Italie , 23 pour l’Allemagne, 33 pour les Pays-Bas.
c. L’administration publique, c’est-à-dire le reste des services publics
La France s’illustre ( ?) ici avec un ratio de 36 agents publics pour 1000 habitants (41 en 1990), contre 32 en Allemagne (39 en 1990) , 28 aux Pays-Bas (31 en 1990) et 20 en Italie (27 en 1990). Rapporté cette fois à la population active, et non à la population totale, (la population active représente 42 % de la population totale en France et en Italie, contre 54 % en Allemagne et aux Pays-Bas ), le poids de l’administration publique représente ainsi 8,6 % en France contre 5,9 % en Allemagne, 5,2 % aux Pays-Bas et 4,8 % en Italie. Nous manquions peut être de respirateurs, mais moins de fonctionnaires.
Au-delà des effectifs, on peut aussi examiner le niveau ( sans préjuger de leur efficience) des dépenses de consommation des administrations publiques (AP), présentées ici tous secteurs agrégés (donc avec la santé et l’enseignement) , et exprimées en euros par habitant . On observe sur la période étudiée une forte croissance aux Pays-Bas , avec un niveau de 11300€ par habitant en 2019 ; France et Allemagne sont en 2019 à des niveaux voisins- 8400€ par habitant- et l’Italie est en retrait, à 5600€ par habitant :
Mais ils ont su bien davantage développer le secteur marchand de l’économie, et surtout maintenir une industrie
Le PIB, qui vise à mesurer la richesse produite dans une période donnée , se compose de deux éléments :
- le PIB non marchand, correspondant aux services publics financés par l’impôt -ou l’emprunt en cas de déficit budgétaire- et valorisés sur la base de leur coût
- le reste, qui correspond aux valeurs ajoutées des biens et services échangés sur un marché (agriculture, industrie, commerce, services… ) et qui constitue le PIB marchand
Le second correspond ainsi aux dépenses faites volontairement, le premier aux dépenses obligatoires – ce qui n’emporte aucun jugement sur les justifications respectives de ces dépenses, même si un parallèle avec les affaires qui faisaient l’actualité avant le virus pourrait conduire des esprits impertinents à considérer que l’échange marchand est à l’impôt ce que la séduction est au viol. Mais surtout, ce sont les prélèvements faits sur le second qui permettent de financer le premier. Développer le PIB marchand n’est donc pas seulement utile pour répondre aux besoins de consommation individuelle, mais aussi de services publics. Une publication plus régulière de ces deux composantes du PIB, et non du seul total, serait d’ailleurs instructive.
Avec un PIB marchand de 25 000€ par habitant, la France se situe en 2019 à un niveau voisin de celui de celui de l’Italie (22 200€). Pour chaque Français, le niveau de PIB marchand est en 2019 inférieur de 5200€ à celui d’un Allemand (la différence était de 2200€ en 1990), et de 8 000€ à celui d’un Néerlandais (l’écart était nul en 1990).
L’écart est particulièrement accentué si l’on regarde la valeur ajoutée du seul secteur manufacturier, qui est une des composantes importantes du PIB marchand. En 2019, elle représente 4900€ par Français, 5500€ par Italien, 7200€ par Hollandais, 9400€ par Allemand :
L’examen des effectifs employés dans l’industrie confirme ce constat : de 1990 à 2019, ils sont passés en France de près de 4 millions à 2,6 millions ; en Allemagne de 8 millions à 7,7 millions ; aux Pays-Bas de 930 000 à 790 000, en Italie de 4,6 millions à 3,9 millions. Cette baisse des effectifs plus marquée chez nous ne signifie pas- au contraire- que nous ayons davantage automatisé la production industrielle : la France compte 130 robots pour 10 000 emplois industriels, contre 160 pour les Pays-Bas, près de 200 pour l’Italie et plus de 300 pour l’Allemagne.
Les délocalisations, notamment vers l’Asie, et la croissance inéluctable du poids des services sont fréquemment cités comme un facteur explicatif de la décroissance de l’industrie ; il reste que la France a connu une désindustrialisation sans commune mesure avec celle des trois autres pays- conduisant souvent à la déshérence de plusieurs zones du territoire, que la crise des gilets jaunes a mise en évidence.
Au total, la richesse globale (en additionnant les PIB marchand et non marchand ) produite par habitant, qui se situait à des niveaux voisins en 1990, est maintenant sensiblement inférieure en France à celle de l’Allemagne et des Pays-Bas
En 1990, le PIB total par habitant était de 18 100 € en France, 18400€ en Allemagne, 17600€ aux Pays-Bas, 12900€ en Italie. En 2019, il est de 36 100€ en France, 41300€ en Allemagne, 46700€ aux Pays-Bas, 29600€ en Italie.
N.B. : les chiffres mentionnés ici en € courants ne prennent pas en compte l’effet de l’inflation. L’examen des séries calculées par l’OCDE en € constants de 2015 ne modifie pas substantiellement l’analyse des performances comparées, le principal écart concernant l’Italie dont le taux d’inflation sur la période apparaît supérieur.
Alors que l’on a cherché quelques milliards ici ou là pour répondre à des besoins urgents pendant la crise des gilets jaunes, il n’est pas sans intérêt de constater que le PIB français serait supérieur de 350 milliards si la France avait le niveau de PIB par habitant de l’Allemagne, et 715 milliards s’il avait celui des Pays-Bas. Avec la crise du COVID, ce ne sont d’ailleurs plus « quelques » milliards que l’on va chercher, mais des centaines- mais dans les deux cas, c’est par un endettement accru- éventuellement transmuté en création monétaire par l’alchimie des banques centrales- qu’on les trouvera.
On remarquera à ce propos qu’une partie importante de la richesse non-marchande a été, dans le cas de la France et de l’Italie, financée à crédit, ce qui rend l’affichage du PIB exagérément flatteur. Notre PIB de 2019 incorpore plus de 1000€ par habitant qui ne sont pas de la richesse créée, mais empruntée. À fin 2019, la dette publique par habitant représentait 34 500 € en France, 39 400€ en Italie, 24 900€ en Allemagne et 23 300€ aux Pays-Bas. En valeur absolue, ces deux pays, dont les comptes publics d’avant-crise du Covid sont en excédent, diminuent leur dette depuis 2012 pour l’Allemagne et 2014 pour les Pays-Bas.
Reste à mentionner deux indicateurs-clés de l’état des économies nationales :
a. Le taux de chômage : avant les effets du Covid la France, avec un taux de 8,1%, enregistre, comme l’Italie (à 9,7%), un taux de chômage encore très élevé- bien qu’heureusement en réduction chez nous depuis 2017- alors que celui de l’Allemagne est de 3,2% (il dépassait 11 % en 2005) et celui des Pays-Bas de 2,9%.
b. La balance commerciale : des quatre pays étudiés, seule la France se singularise par le déficit persistant, et élevé, de son commerce extérieur : environ 60 milliards d’euros par an ces dernières années, là où les excédents allemands, hollandais et italiens sont respectivement en 2019 de 228, 65 et 53 milliards d’€. La performance à l’exportation n’est évidemment pas sans lien avec le niveau des indicateurs d’emploi et de finances publiques, même si elle n’en est pas le seul facteur explicatif.
La compétitivité est un reflet de la culture collective
La revue de cette période de trente ans que nous avons commencée riches comme des Allemands et terminons pauvres, ou presque, comme des Italiens n’apporte pas en soi de révélation, le thème du déclin français ayant été tellement ressassé que l’on s’en veut d’y contribuer. Le sujet qui importe est d’essayer de comprendre comment cette situation s’est créée, avec l’espoir d’y trouver des pistes de redressement.
Écartons d’abord l’explication de nos difficultés par la seule mondialisation, puisqu’elle ne semble pas avoir empêché Allemands et Néerlandais de prospérer. Elle constitue certes un défi, mais il ne nous était pas interdit de le relever avec le même succès que nos voisins, qui semblent y avoir plutôt trouvé une opportunité.
On peut aussi évoquer, cette fois à juste titre, beaucoup de facteurs qui concourent, à des degrés divers, à l’efficience d’une économie : niveau de formation, qualité des infrastructures, coût du travail, fiscalité, durée du travail , poids relatif de la population active…ces facteurs ont tous une importance, et tous ne constituent d’ailleurs pas pour nous des handicaps . On pourra aussi observer que dans le tableau globalement sombre qui a été dressé des acteurs français réussissent remarquablement.
Mais l’idée que l’on voudrait défendre ici est que si globalement l’économie française n’est pas compétitive, ou beaucoup moins qu’elle devrait l’être au regard de nos atouts, c’est parce que les Français, contrairement à d’autres, n’en ont pas fait un enjeu collectif, susceptible de créer le consensus dont pourraient découler les décisions adéquates. Nous pouvons exceller, quand nous le voulons, en sports d’équipe- mais on a peu de chances de remporter les compétitions que l’on n’a pas envie de gagner. On pourrait espérer que les Français, qui sont pourtant capables de se mobiliser remarquablement dans le cadre de leur entreprise, puissent se considérer comme des actionnaires de France SA, ou, si l’on préfère, comme des sociétaires de France Mutuelle. Mais nous semblons étrangement à peu près aussi motivés collectivement à faire gagner notre économie qu’à devenir champions du monde de cricket, préférant laisser à d’autres le soin, si cela leur chante, de s’illustrer dans ces disciplines exotiques. Malheureusement, il est plus difficile de déclarer forfait dans la compétition économique- et nous participons donc à contre-coeur à cette compétition, sans trop en regarder les scores.
Plusieurs indices vont dans ce sens de ce désintérêt collectif :
a. la compétitivité, grande absente du débat public en France
On a beau avoir regardé de nombreux débats politiques, on n’a pas le souvenir d’avoir pendant longtemps entendu un seul représentant de parti politique, y compris ceux qui sont supposés y être les plus favorables- tant le virus anticapitaliste semble avoir terrorisé les esprits qu’il n’aurait pas envahis- traiter sérieusement des moyens d’accroître la richesse commune, ni s’intéresser à ce qu’il en est chez nos voisins. En revanche, on débattra longuement de son partage, sujet certes légitime, mais qui n’a pas de raison d’exclure le précédent. Le terme de compétitivité – rébarbatif il est vrai- semble proscrit. Dans un épisode de la série Borgen, on voit au cours d’un débat politique l’héroïne proposer la création d’une écotaxe et se voir immédiatement prise à partie par le journaliste animateur et par ses compétiteurs , qui s’inquiètent de l’impact d’une telle taxe sur la compétitivité des entreprises danoises. On a plus de mal à imaginer une telle séquence sur une chaîne d’info, ou dans le Baron Noir. Il arrive certes que des thèmes économiques soient abordés : au cours de la dernière campagne présidentielle, la réduction des dépenses publiques a ainsi été un thème assez présent- pour n’en être d’ailleurs que mieux oublié après l’élection. Mais aucun des candidats n’a fait remarquer que pour baisser le taux de dépenses publiques sur PIB , il peut être aussi judicieux- et moins douloureux- de chercher comme d’autres l’ont fait à accroître le dénominateur que de réduire le numérateur.
b. les résultats du commerce extérieur : un silence résigné
Nos déficits commerciaux massifs et récurrents devraient être un objet de scandale collectif, en raison de leurs incidences sur l’emploi et les finances publiques. Il n’en est rien : le sujet fera l’objet d’une demi-page dans Les Échos, peut être d’une minute au journal télévisé si l’actualité du jour était vraiment trop maigre, avec alors le même degré de fatalisme résigné- et beaucoup moins d’intérêt !- que si l’on parlait d’une inondation ou d’une tempête de neige, qui sont certes plus télégéniques.
c. le secteur exposé : des combattants ignorés
L’économie française repose sur 28 millions d’actifs, qui connaissent des situations de précarité très inégales :
- 8 millions d’actifs contribuent au PIB non marchand, sont donc financés par l’impôt ou la dette publique- et bénéficient pour la plupart d’un revenu garanti à vie ;
- 12 millions d’actifs contribuent au PIB marchand sur le seul marché national ; leurs concurrents, s’ils en ont, sont des concitoyens soumis aux mêmes règles du jeu ;
- Restent les quelque 8 millions d’actifs du secteur exposé à la concurrence internationale : l’essentiel de l’ industrie, mais aussi de nombreux services. Ce secteur exposé constitue le front de la compétition économique que se livrent les pays ; il devrait donc être soutenu autant que possible par les deux autres secteurs, qui ont partie liée à ses succès comme à ses échecs. Lorsque l’usine ferme, les commerces suivent, et parfois certains services publics. Pour autant, ce secteur exposé ne souffre guère aujourd’hui d’un excès d’attention médiatique.
d. le long terme : un concept démodé ?
Dans les années 60, l’action publique était éclairée par un Plan érigé en «ardente obligation ». Il n’était sans doute pas exécuté à la lettre, mais son existence attestait au moins d’une volonté de préparer l’avenir, dont nous bénéficions encore (nucléaire, TGV, aéronautique…). De nos jours, la Chine communique sur ses objectifs pour 2050 ; mais l’horizon indépassable chez nous semble être celui de la prochaine élection présidentielle, que nous avons judicieusement raccourci à cinq ans.
L’Etat, entre Docteur Jekyll et Mister Hyde
Dans un contexte de compétition internationale, le poids des prélèvements auxquels est soumis le secteur exposé est crucial, même s’il est loin, comme on l’a dit plus haut, d’être le seul facteur de compétitivité . Pour réussir, l’entreprise doit combiner le mieux possible ses différents facteurs de production, en incorporant ceux, et seulement ceux, qui lui sont nécessaires ; ils est légitime qu’ils incluent une part de consommation de services publics, mais il importe que cette part ne soit pas excessive au regard de celle des produits concurrents étrangers : l’enjeu n’est pas d’être seulement bon mais d’être le meilleur. Chaque entreprise, ou presque, cherche à se différencier autrement que par le prix, mais ce n’est pas une raison pour partir avec un handicap en la matière. Face à cet enjeu, l’Etat semble frappé d’un dédoublement de la personnalité. Si une entreprise fait faillite, on verra l’Etat-Docteur Jekyll mobiliser le CIRI (l’organisme public dédié aux restructurations industrielles) , afficher sa volonté d’aider au reclassement des salariés, … mais l’Etat-Mr Hyde ne semble guère s’interroger sur sa part éventuelle de responsabilité dans les difficultés de l’entreprise. Elles sont peut-être certes imputables à des erreurs de gestion interne- mais vérifie-t-on aussi que les charges- financières ou réglementaires- auxquelles l’Etat a soumis l’entreprise ne créaient pas un handicap excessif? Deux éléments sont à mentionner ici :
a. Des choix fiscaux indifférents à la compétitivité
Nous sommes tous favorables à disposer de bons services publics, mais un peu moins à en supporter la charge. Tout se passe aujourd’hui comme si les choix fiscaux n’étaient pas faits en fonction de leur impact potentiel sur la performance de l’économie, mais en fonction ( décroissante) de leur degré de nuisance électorale.
A la question de savoir qui doit payer pour financer la dépense publique, la réponse la plus attractive est : personne aujourd’hui, fût-ce au prix d’une aggravation du déficit et de la dette. La France a pourtant pu vivre assez longtemps avec des budgets à l’équilibre; mais la pratique du déficit est devenue si habituelle que certains crient à l’austérité si l’Etat s’avise de ne pas dépenser au moins 135€ lorsqu’il en a collecté 100, en empruntant donc la différence (dans le budget 2020 avant impact du COVID, les recettes nettes de l’Etat sont de 250 milliards, ses dépenses de 343 milliards) . Et malgré des taux d’intérêt exceptionnellement favorables ces dernières années, la charge annuelle d’intérêt représente 40 milliards d’euros, soit 600 € annuels par Français.
Tout ne pouvant néanmoins être emprunté, il faudra aussi lever de l’impôt. Pour rechercher l’optimum électoral, on ciblera en priorité les plus riches- au risque si la dose est excessive de déplacer par l’exil fiscal une matière imposable qui nous vaut la reconnaissance discrète des pays voisins- puis pour les autres contribuables l’impôt indirect, moins visible (TVA) ; on limitera enfin le plus possible le recours à l’impôt sur le revenu, que seuls aujourd’hui acquittent 40% des contribuables.
Mais pour ce qui doit être payé aujourd’hui, les entreprises sont aussi un excellent candidat, puisqu’elles sont certes le lieu où se produisent les richesses, mais pour leur malheur ne votent pas. Le sujet des impôts de production- ce que paient les entreprises avant d’avoir réalisé le moindre € de bénéfice- à défaut d’être traité, a enfin émergé en France depuis peu. On sait qu’il représente pour les entreprises françaises un handicap d’environ 70 milliards € par rapport aux entreprises allemandes. Cela ne facilite guère l’investissement productif, et on ne s’étonnera pas dans ce contexte de la faiblesse de l’investissement industriel par habitant en France :
Un examen plus précis nécessiterait d’établir des monographies par secteur ( automobile, etc…) pour étudier les écarts d’imposition et de niveaux d’investissement entre les entreprises françaises et étrangères. Les groupes français établis dans plusieurs pays sont bien placés pour le faire ; pour rester ici à une vision macroéconomique, il est frappant de constater, dans la comptabilité nationale, le poids relatif en France des impôts assis sur la production, en valeur absolue par habitant… :
…et plus encore en proportion de la valeur marchande de la production:
b. Le traitement des délocalisations
Beaucoup d’entreprises françaises, notamment dans l’automobile, ont massivement délocalisé depuis des décennies- réponse regrettable, mais somme toute rationnelle, au constat d’un handicap de compétitivité de la production de ces entreprises sur le sol national. Cela explique pourquoi les grandes entreprises du CAC 40 réussissent mieux que l’économie française dans son ensemble, et pourquoi aussi la balance des paiements, qui prend en compte les dividendes reçus par ces entreprises de leurs filiales à l’étranger, est beaucoup moins déséquilibrée que la balance commerciale. On observera par ailleurs que les activités de recherche et développement, encouragées par le Crédit D’impôt Recherche mis en place par l’Etat-Dr Jekyll, ont heureusement été beaucoup moins délocalisées que les activités de production- mais fallait-il vraiment choisir entre les deux?
Lorsqu’une délocalisation se profile, on ne voit guère l’Etat en étudier l’impact global en termes d’emplois, de revenus et de ressources fiscales en découlant- ou s’il le fait il le garde pour lui (à notre connaissance). On ne plaide pourtant pas ici pour un retour à un interventionnisme d’Etat , fût-il animé des meilleures intentions. Dans un passé lointain, l’Administration a tenté de mener- généralement assez mal- des politiques industrielles sectorielles; puis elle s’est laissée assez aisément convaincre que l’époque était aux services et que le temps de l’industrie était révolu: on est ainsi passé d’un excès d’intervention à un excès d’indifférence. Entre ces deux extrêmes, l’idée qu’il faille simplement créer un environnement favorable aux entreprises et ensuite les laisser faire au mieux n’a jamais vraiment prévalu. Serait-il mieux vu d’échouer avec l’Etat que de réussir sans lui ?
L’Etat, c’est nous
On pourra relever que notre longue histoire de catholicisme et de monarchie absolue nous porte peut être plus que d’autres à nous en remettre à une autorité supérieure- en attendant de la congédier périodiquement- et que l’absence chez nous d’appropriation collective des enjeux de compétitivité ne devrait pas empêcher le gouvernement de veiller au développement économique du pays. Mais la priorité aujourd’hui d’un gouvernement semble être de répondre à court terme -c’est-à-dire avant la prochaine élection- à une demande sociale telle qu’elle s’exprime. Cette demande s’exprime avec force lorsqu’elle concerne des revenus individuels que chacun considérera, légitimement, comme insuffisants. Mais il est difficile d’enrichir individuellement les citoyens d’un pays qui s’appauvrit collectivement, et accroître la richesse globale prend du temps.
Face à cette difficulté, on suggère d’attendre moins d’une action spontanée du gouvernement et davantage d’un partage public des enjeux- car il faut souvent qu’un sujet soit médiatisé pour qu’il ait une chance d’être traité. Sujet en l’espèce trop technique pour un débat public ? On ne voit pourtant pas pourquoi la notion de richesse annuelle produite par habitant échapperait à des concitoyens qui suivent de près leur revenu annuel, et il n’est pas acquis qu’ils s’en désintéresseraient… Quand d’ailleurs les chances seraient faibles, le risque d’essayer l’est aussi. La sortie de la crise du Covid-19, redoutable tant les tensions sont palpables dans le pays, est peut-être en même temps une opportunité. Elle pourrait, et devrait, conduire en effet à des ajustements importants : réduction de la dépendance à la Chine, plus généralement relocalisation sélective de certaines productions…C’est une occasion non seulement de reconstruire ce qui aura été mis à mal par la crise du virus- retrouver le niveau de PIB de 2019 ne sera déjà pas une sinécure- mais au-delà de tirer la leçon de ces dernières décennies . Souhaitons qu’à cette occasion les enjeux de compétitivité et de défense du secteur exposé soient enfin traités clairement dans le débat public, tant par les partis politiques que par les médias. Le virus aurait au moins eu cette vertu !
Note de Benoit Maes pour France Audacieuse
Publiée le 21 juin 2020