Tous les hivers, de façon récurrente depuis vingt ans, la même question revient à l’arrivée des premiers grands froids ou lors d’épisodes neigeux. Faut-il prendre de force et pour leur bien les personnes à la rue ?
Il s’agit là à mon sens d’une question médicale, sociétale et éthique. Il n’est pas possible de répondre avec pertinence à ces questions si l’on y réfléchit de façon purement théorique, sans connaissance de la population à laquelle on s’adresse.
Faute de quoi, on arrive à de fausses bonnes idées concernant les personnes qui dorment à la rue, comme les députés qui ont dormi dans la rue une nuit par – 5° pour marquer leur solidarité avec les personnes SDF. Est-ce que l’on peut imaginer de ne plus manger ni boire par solidarité avec les populations touchées par la famine ?
Le SAMU Social, les équipes de maraude associatives, les centres d’hébergement d’urgence, les politiques et les citoyens se trouvent au cœur d’une polémique tous les hivers lors des périodes de grands froids. Il faut rappeler qu’en 2013, outre la mise en place du premier plan grand froid, une convention avait été signée entre le Secrétariat d’Etat à la lutte contre la précarité et la grande exclusion.
Elle prenait en compte les températures ressenties et donnait aux préfectures et aux DDASS de l’époque les prévisions fiables sur les trois prochains jours de température, de risque de neige ou de verglas (qui empêchent à Paris la circulation des bus de la Brigade d’Assistance Aux Personnes sans-abri, de la RATP et des véhicules de maraude). Cette mesure est toujours en place aujourd’hui pour les Agences Régionales de Santé et les Préfectures. Un même projet pour un plan canicule pour les sans-abri avait été évoqué à l’époque.
Il importe de traduire ici une réalité telle qu’elle existe tout au long de l’année et non pas telle qu’elle apparaît de façon périodique quelques jours par an lors de la ruée médiatique vers le SDF après le déclenchement du plan grand froid. Outre la permanence téléphonique du 115, la gestion et l’augmentation des capacités des Centres d’Hébergement d’Urgence Simples, des « Lits infirmiers » (LHSS), des Foyers d’Hébergement Médicalisé (FAM) sont organisées par les préfectures. Toutes les nuits et toute l’année, trois-cent-soixante-cinq jours par an, des véhicules avec des travailleurs sociaux et des infirmiers, des bénévoles des maraudes associatives à pied sillonnent Paris à la rencontre des personnes à la rue.
En période de grand froid, les équipes proposent aux personnes rencontrées un hébergement pour la nuit, une place dans des lits infirmiers si besoin, un accompagnement pour examen médical aux urgences (où ils sont bien souvent déjà sur place au chaud) ou bien appellent le SAMU médical (le 15) ou les Pompiers (le 18) si on estime qu’une personne est en danger vital.
C’est le médecin du SAMU médical qui prendra les décisions nécessaires. En aucun cas, une personne ne doit être laissée sans assistance. Si la personne refuse toute solution proposée et qu’elle ne présente pas de danger vital, une boisson chaude et une couverture de survie lui sont laissées.
La Loi aujourd’hui est très claire. Si la personne se trouve quasi dévêtue dans un grand délire mystique par – 10°C seul un psychiatre peut décider d’une hospitalisation d’office. Mais si la personne se trouve à l’abri du vent, pourvue de vêtement chauds, de couvertures et ne veut pas être conduite vers un hébergement nul ne peut l’y contraindre.
On sait que la désocialisation, au fur et à mesure de son aggravation, se traduit par des désordres de gravité croissante touchant à l’attention à son propre corps, à l’image de son schéma corporel, à ses repères temporo-spatiaux et à sa capacité à se projeter dans l’avenir. Pour quelques auteurs comme Xavier Emmanuelli, fondateur du SAMU Social de Paris ou Jacques Hassin [1], ce qui caractérise la désocialisation c’est une perte du sens de sa propre vie, de son avenir. En somme, pour arriver à une situation « de mort sociale » précédant la mort biologique.
Notre expérience et nos études réalisées depuis près de vingt-cinq ans auprès des personnes de la rue montrent que si les gens sont sans-abri, ils ne sont pas sans territoire. Nous savons très bien que M. X se trouve le soir au Châtelet et que Mme Y elle se trouve à la gare du Nord.
Ces personnes évoluent en général dans un même territoire restreint où elles ont leur habitude éventuellement de « manche », de soutien par des commerçants, du voisinage et de repli pour la nuit.
Aujourd’hui on sait aussi où se regroupent de façon communautaire des migrants en situation irrégulière, isolés ou en famille avec des enfants.
On voit à ce sujet une épine dans la cohésion sociale avec de nombreux citoyens qui manifestent concrètement leur solidarité avec ces migrants. Pour les SDF « historiques », pour ceux qui dorment dans leur voiture, les équipes de maraude vont toutes les nuits à la rencontre aussi de personnes tellement désocialisées qu’elles n’expriment plus aucune demande.
Le slogan initial du SAMU Social de Paris en 1993 était « d’aller à la rencontre de ceux qui ne demandent plus rien ». Ce sont les personnes les plus en danger et si l’on ne va pas à leur rencontre, elles ne téléphoneront pas au 115 et ne se présenteront pas pour un hébergement. Ces équipes remplissent une fonction dans laquelle le facteur temps est extrêmement important.
Nuit après nuit, semaine après semaine et mois après mois, des contacts s’esquissent, souvent furtifs d’abord et très fragiles. Il faut dépasser le stade de la méfiance de la personne qui ne comprend pas ce qu’on lui veut, n’imagine pas qu’on puisse avoir l’idée de s’intéresser à elle et se demande bien ce qu’on peut lui vouloir de mal ou de morbide.
Pour ce travail de « recréation de lien et de sens », la durée est nécessaire. On se voit d’abord opposer un refus de contact et de toute proposition. Ensuite quelques mots échangés. Puis un presque véritable échange. Il faut parfois des mois avant que la personne accepte de nous suivre simplement pour voir la réalité du changement des lieux d’accueil de nuit, prendre un repas puis être raccompagnée ou retourner à la rue si elle le souhaite.
Enfin, après des mois de patients efforts, parce que ce soir-là, la personne est un peu plus fatiguée que d’habitude, un peu moins en forme, elle acceptera de nous suivre pour être hébergée ou se rendre porte de la Villette pour être prise en charge par la Brigade d’Assistance aux Personnes Sans-Abri.
De surcroît, ce travail « d’apprivoisement » de connaissance réciproque laisse penser, ce qui parfois sera le cas, qu’en cas de problème médical, de maladie banale ou grave, elle acceptera de se laisser prendre en charge. Sans ce patient travail de reconnaissance mutuelle, cela lui serait impensable. Les gens à la rue meurent toute l’année et pas seulement les quinze jours d’hiver où on en parle. Les plus grandes hypothermies que nous avons constatées, jusqu’à – 26° C de température centrale se rencontrent surtout au printemps (à cause de l’importance du gradient de température jour/nuit).
Si nous prenons l’hypothèse qu’il faut parfois comme dans la législation Nord-américaine se donner un cadre juridique pour mettre les personnes à l’abri « d’autorité » même contre leur gré (selon les consignes d’un préfet de police autrefois donnée aux fonctionnaires de police lors des grands froids), l’argument souvent entendu est qu’il s’agît sinon d’une non-assistance à personne en péril.
Cette solution se révélerait efficace pour une nuit et une seule. En effet, que se passera- t-il dès le lendemain ? Et bien, la personne se cachera dans un endroit retiré où elle sera sûre qu’on ne la trouvera pas. Cela signifie que tout le travail patient, long et délicat fait avec elle sera mis à mal.
Nous passerions d’un échange entre une « conscience et une confiance » à une approche coercitive de la personne à la rue. Cette façon de faire, depuis le Moyen-Âge et le grand renfermement de Louis XIV, a largement fait la preuve de son inefficacité. Et puis, cette solution pose des problèmes de seuil, à partir de quelle température est-on en danger ? – 2° C ? 0° C ? + 2° C ? A quatre heures du matin même au printemps, il fait très froid. En réalité, ce n’est que par un patient et long travail que l’on peut apporter une aide efficace à ces personnes sans-abri.
Toute intrusion coercitive, même avec des sentiments honorables serait contre-productive et irait à l’encontre de cette approche médico-sociale dont nous promouvons l’idée comme un moyen efficace et de plus éthique de prendre en charge ces personnes en situation de grande exclusion.
Et puis, si l’on veut vraiment œuvrer pour ces personnes, il importe de continuer l’humanisation des Centres d’urgence de nuit. Contrairement à ce qui peut se dire aujourd’hui de très gros efforts ont été accomplis pour humaniser ces centres, assurer la sécurité et un accueil digne.
La population « historique » reste souvent sur des conceptions du passé concernant les accueils et les hébergements. Nous avons depuis longtemps constaté comme le fait le bourgmestre belge que d’amener les personnes pour leur montrer ce que sont devenus les centres d’urgences quitte à les ramener dans la rue s’ils le souhaitent ou obtenir leur accord pour rester.
Accueillir ces personnes comme des citoyens à part entière, des « frères en humanitude ». Les accueillir avec leurs animaux dont ils ne se séparent pas. Leur permettre de s’y reposer en toute sécurité, sans agression, sans racket et dans des conditions d’hygiène et de propreté acceptables pour toute personne humaine c’est me semble-t-il un préalable nécessaire valable pour l’année entière.
Reste une question sur laquelle je veux m’arrêter. Des enfants et des bébés de migrants clandestins se retrouvent à la rue souvent aux feux rouges à Paris par des températures de -5°C. Qu’ils soient vraiment syriens ou pas peu m’importe. Tous les matins en écoutant les nouvelles j’ai peur d’apprendre qu’un enfant ou un bébé est mort de froid dans la nuit. Nous serions alors revenus à l’hiver 1954 et à l’appel de l’Abbé Pierre.
[1] – Charlier P. (1,2,3), Hassin J. (2,3), La mort sociale : réflexions éthiques et d’anthropologie médicale, Ethic, Medicine and Public healh- Ethique, Médecine et Politiques publiques (oct. 2015), Vol 1, n°4, page 512 à 514. 1. Laboratoire d’Ethique Médicale et de Médecine Légale (EA 4569) & UVSQ, 2. CASH de Nanterre Centre d’Accueil et de Soins Hospitaliers de Nanterre. 3. IPES Institut de la Précarité et de l’Exclusion Sociale.