Camille Claudel en visite à Los Angeles
Les regards décalés d’Ariane Sauvage
correspondante de France Audacieuse en Californie
Pendant que des crises inattendues secouent les paysages politiques de chaque côté de l’Atlantique, la diplomatie culturelle française continue d’avancer, imperturbable, comme un vaisseau de haut bord sur des flots agités. Ainsi l’une de nos plus célèbres femmes sculpteurs a été mise à l’honneur en cet Été 2024 au Musée Getty de Los Angeles, qui a présenté une superbe exposition sur l’œuvre de Camille Claudel, avec plus de cinquante sculptures jamais vues sur le territoire américain.
On garde souvent de Camille Claudel, sur la base de différents films ou biographies, l’image d’une femme au destin difficile : artiste de grand talent, sœur de l’écrivain, non moins talentueux, Paul Claudel, une relation amoureuse et artistique complexe avec son mentor, Auguste Rodin. Puis trente ans d’internement dans un asile psychiatrique pour délire de la persécution. Les photos datant du tournant du 20ème siècle montrent une femme au sourire en effet très rare, le regard concentré, en longue robe et chemise en dentelle, un marteau à la main. Et pourtant…les bustes, les yeux, les cheveux, les danseurs enlacés de sa célèbre Valse, la jeune Joueuse de flûte… Ses sculptures semblent frémir tout à la fois d’une beauté inquiète et d’un modernisme impressionnant. Ce n’est pas un hasard si les critiques de sa génération saluaient en elle « un talent audacieux et visionnaire » à une époque où les femmes sculpteurs étaient bien rares.
Tout cela pique la curiosité. En avant donc, pour un entretien avec la commissaire de l’exposition, Anne-Lise Desmas, directrice du département des Sculptures et Arts décoratifs au Musée Getty qui présente là l’aboutissement de quatre ans de travail, recherches, et voyages pour réunir les éléments d’une exposition jamais vue dans le Wild, Wild West.
Comment vous est venue l’idée de monter cette exposition ?
J’ai acheté en 2018 pour le Getty une très belle sculpture de Camille Claudel, le Torse de Femme accroupie, puis en 2019 j’ai rencontré le conservateur du Art Institute of Chicago, avec lequel je me suis très bien entendue, et nous avons commencé à réfléchir ensemble à monter une exposition. J’ai réalisé que si Claudel est très connue en France, elle ne l’est quasiment pas aux Etats-Unis. Il n’y avait eu jusqu’alors que deux expositions sur elle, il y a plus de vingt ans. Avant l’achat du Getty en 2018, il n’y avait que six de ses œuvres dans tous les musées américains, ce qui est très peu : elle est, de fait, une artiste méconnue ici. Nos directions respectives ont validé l’idée…alors que le Covid venait de s’imposer, ce qui a ralenti le projet. Quand les voyages ont recommencé, j’ai enfin pu rendre visite aux musées français qui détiennent des œuvres de Camille Claudel, pour les convaincre de les prêter et de nous les envoyer. Ce sont de réelles négociations qu’il faut mener dans ce genre de projet. Nous avons une liste des œuvres que nous souhaitons montrer mais c’est aux musées de décider de ce qu’ils peuvent prêter sans trop s’appauvrir non plus sur une trop longue période -huit mois dans le cas présent- et en fonction de l’état de conservation des œuvres -il ne faut pas faire courir de risques à celles trop fragiles. C’est un équilibre entre tous les partenaires qu’il faut savoir trouver. Comme les expositions coûtent très cher, nous préférons souvent en partager les frais. En l’occurrence, nous l’avons donc faite en partenariat avec le musée de Chicago qui a eu l’exposition quatre mois cet hiver et nous l’avons à notre tour pour quatre mois. C’est ainsi que des œuvres en provenance de Châteauroux, Nogent-sur-Seine, Paris, Poitiers, Roubaix et autres, ont pris la route d’abord vers les Grands lacs puis vers les rives du Pacifique.
Comment les œuvres sont-elles transportées ?
En avion depuis la France, ou d’autres pays (Mexique, Turquie) jusqu’aux Etats-Unis. Et de préférence avec un accompagnateur, qui souvent voyage avec les envois de plusieurs musées différents. Nous préférons en effet qu’il y ait un convoyeur, afin d’être bien sûrs que les œuvres ne se retrouvent pas sous des caisses de poules ou de Coca-Cola. En plus, dans le fret aérien, ce sont toujours les chevaux qui passent en premier. S’ils occupent déjà toute la soute d’un avion, l’accompagnateur doit s’assurer que les caisses ne restent pas en rade sur le tarmac et qu’elles prendront bien le vol suivant.
Une fois arrivées à Los Angeles, comment avez-vous abordé l’installation de ces sculptures, toutes de format, de couleurs et de matériaux différents?
Après le Covid, nous n’avions plus assez de designer parmi le personnel du Getty pour s’atteler au projet. Mais j’avais tout juste visité une superbe exposition dans le Massachussetts, dont j’ai contacté le designer, qui a été séduit par le projet et est venu sur la Côte Ouest pour s’en occuper.
Comment avez-vous décidé des couleurs et des socles de présentation ?
La scénographie d’une exposition, c’est toujours un travail particulier. Je voulais une couleur claire pour signaler d’emblée qu’il s’agit d’une artiste moderne. Il y a beaucoup de couleurs problématiques : il faut éviter le jaune, les statues de marbre pouvant apparaître jaunâtres. Le vert n’est pas idéal non plus avec les bronzes aux surfaces métalliques réfléchissantes, qui du coup seraient devenues verdâtres. Pour éviter le blanc, nous avons fini par essayer ce parme très clair…et découvert qu’il était parfait pour mettre toutes les œuvres en valeur.
Quant aux socles, autre histoire ! L’architecture du Getty est très carrée, je voulais casser un peu ce look en introduisant des courbes. D’où ce regroupement de piédestaux sur des plateformes ovales et la disposition des petites sculptures sur les tables de même format. Autre histoire enfin pour la conception graphique des cartels: la graphiste a eu l’idée d’utiliser des polices de caractère inventées par des femmes pour les textes bilingues, anglais et espagnols, et a inséré une petite ellipse entre citations et dates qui reprend un élément de la signature de Claudel au bas de ses lettres. »
Le Musée se trouvant sur un territoire à gros risques de tremblements de terre, comment protégez-vous ces œuvres ?
Nous procédons selon des règles très strictes, qui varient bien sûr selon les œuvres : tableaux, meubles, photos…Pour ces sculptures, des pattes de fixations les sécurisent sur leurs piédestaux eux-mêmes sécurisés au sol. Le « mount maker », ou socleur, du Getty a pu, grâce à l’autorisation des musées prêteurs, réaliser des relevés 3D de la base des œuvres lors de leur installation à Chicago, ce qui permet ensuite de fabriquer des pattes de fixation les plus parfaites possibles pour le montage au Getty. Et dans les salles de notre pavillon des expositions, certaines lattes du parquet cachent des points d’ancrage dans le sol qui descendent jusqu’aux plaques de béton sous-jacentes. Mais cela ne suffit pas toujours à me rassurer. Je me souviens encore de notre exposition sur Léonard de Vinci et la sculpture. Il y avait une grande statue filiforme d’un Prophète barbu de Donatello, avec un centre de gravité très haut, donc très vulnérable en cas de tremblement de terre. A la fermeture de l’exposition, quand tout a été remis dans les caisses, j’ai dit à l’accompagnateur de m’appeler dès que l’avion décollerait…histoire que je puisse respirer à nouveau.
Mais ce stress n’était pas justifié : nous avons d’excellents spécialistes et prenons les risques sismiques très aux sérieux au Getty.
Avez-vous eu recours à l’Intelligence Artificielle pour préparer l’exposition ?
Non, je ne l’ai pas du tout utilisée. Mais je sais qu’un jour j’y viendrai, vu que l’IA peut énormément nous aider pour les traductions, mais aussi pour rechercher des textes et des références numérisés.
Quel est le succès de l’exposition ?
Beaucoup, beaucoup de visiteurs ! Dont il est difficile de vous donner le chiffre exact car l’entrée du Musée est non-payante. Une réaction nous a fait particulièrement plaisir : un couple s’est fiancé avec une bague inspirée du travail de Claudel en vente à la boutique de l’exposition.
La commissaire de l’exposition Anne-Lise Desmas présentant les sculptures.
Pour Didier Dutour, attaché culturel du Consulat général de France à Los Angeles, le concept, l’angle choisi de l’exposition sont parfaits : « J’en suis d’autant plus content que cela fait quatre ans que nous discutons de ce projet avec Anne-Lise. Je suis arrivé au Consulat en septembre 2020, il y avait encore le Covid et nous nous rencontrions dans les parcs en catimini pour parler de Camille Claudel ! Là, l’exposition met de côté son histoire, pour se concentrer sur ses œuvres, ce qui va permettre de renouveler la perception de l’artiste. C’est une exposition très « intelligente » où tout a été pensé mais cela ne se voit pas. Il en restera en plus un catalogue exceptionnel qui a reçu un prix et en est déjà à sa deuxième édition. C’est aussi le résultat d’une construction de la confiance, des relations interpersonnelles entre le Getty, Anne-Lise et les musées prêteurs. »
Une exposition d’autant plus importante pour lui qu’elle marque le début d’une collaboration fructueuse entre la France et la Californie, dont il est en grande partie la cheville ouvrière. L’inauguration s’est d’ailleurs faite en présence de l’Ambassadeur de France, monsieur Laurent Bili, en poste à Washington quasiment un siècle après…un certain Paul Claudel, lui-même diplomate. Les relations entre musées sont de fait le cœur de nombre de ses activités depuis son arrivée : « En effet, explique-t-il, Il y a environ trois ans, nous avons créé la Villa Albertine, un programme d’échanges et de résidence, initié pour accueillir des artistes francophones ayant des projets créatifs ancrés sur le territoire américain. Je souhaitais adosser la Villa à de grands partenaires culturels de Los Angeles, le Getty Museum en était un que j’ai ciblé dès le début. La Villa a bien sûr fait la promotion de l’exposition Claudel sur son site web. Par ailleurs, avec les services culturels du Consulat de New York, nous souhaitions aussi intensifier les relations entre les musées français et ceux d’ici, relations négligées jusqu’alors. Surtout ceux de Los Angeles qui à mon sens, et c’est grand dommage, ne sont pas assez connus des jeunes conservateurs français. La relation franco-américaine n’avait pas été auparavant soutenue structurellement par les pouvoirs publics français, alors que les musées font vraiment partie de l’ADN français, avec le Louvre, le plus grand musée du monde, et tous ceux qui sont en-dehors de Paris. Il y a une forte attractivité française en ce domaine : nous avons d’excellents conservateurs, dont la formation, les compétences sont très reconnues. La Villa Albertine a ainsi lancé le programme French Museum Next Generation, qui permet à de jeunes professionnels des Musées de France de découvrir durant deux semaines certains musées américains, à New York et à Los Angeles. Ce sont tous ces éléments qui ont présidé à notre action depuis quatre ans, et qui s’épanouissent avec la signature de cet accord avec le Musée Getty.”
Quelle est la teneur de cet accord ?
C’est un accord de partenariat que nous avons démarré il y a deux ans, et qui a été concrétisé à l’automne 2022 avec l’arrivée de la nouvelle CEO du Getty Trust, Katherine Fleming, une femme remarquable dotée d’une vraie vision. Francophone et francophile de surcroît. Elle a donné son imprimatur très vite. L’accord doit faciliter des expositions à caractère français. Au Consulat, nous en soutiendrons la communication vers les communautés francophones. Nous allons aussi développer des activités de mécénat avec le Getty, associer les mécènes américains à des activités proposées à la Résidence, les connecter avec des musées français s’ils le désirent. Je désirais que ce partenariat soit vraiment comme une passerelle entre deux mondes, qui profitent aux professionnels, aux mécènes et au grand public. Il formalise ce qui existait déjà un peu, Je voulais éviter les « coups de com’ », et au contraire installer un système d’échanges, entre les musées français et le Getty. Un système pérenne, qui dure, que mon successeur pourra développer s’il le désire ».
Nous sommes là en pleine diplomatie culturelle ! Y a-t-il des enjeux politiques avec ce type de diplomatie ?
Bien sûr. Quand les relations sont compliquées avec certains pays, devant certaines stratégies de déstabilisation, ce qui est le cas dans beaucoup de coins de la planète à l’heure actuelle, c’est toujours important d’avoir des projets culturels avec les partenaires d’en face, de garder des canaux de communication. De continuer à avoir de l’influence auprès de la population d’une manière plus douce et plus subtile.
Dans cette époque de grandes tensions géopolitiques, on peut donc être heureux de voir que la diplomatie culturelle continue à agir ?
Certainement. N’oublions pas que la France a le troisième réseau diplomatique mondial le plus étendu. Nous avons des ambassades, des consulats, des instituts, des Alliances françaises dans tous les pays du monde. Avec toujours une priorité donnée à la diplomatie culturelle, qu’on l’appelle soft power ou pouvoir d’influence, qui est dans l’ADN de la diplomatie française. Beaucoup d’ambassadeurs, comme Vergennes ou Talleyrand, ont été de grands collectionneurs, des mécènes intéressés par l’Art. Ce n’est pas un hasard si nous avons trois Prix Nobel de Littérature. Derrière, cela fait presque quarante ans, dans les Ministères de la Culture et des Affaires étrangères, que l’on soutient la traduction d’auteurs français dans toutes les langues du monde, à peu près depuis la Seconde Guerre Mondiale. Les services culturels français aux Etats-Unis, par exemple, ont été créés en partie par Claude Levi-Strauss (célèbre ethnologue et académicien français, en poste au service culturel de l’Ambassade de France aux Etats-Unis de 1945 à 1948). Le principe reste de proposer ou diffuser nos valeurs, nos idées, nos créations dans le monde entier, exercer une influence, même si elle est très impalpable. De faire exister la France comme un lieu d’invention et de création artistiques, ce qui nous donne un capital d’attraction et de sympathie que beaucoup d’autres pays européens n’ont pas nécessairement, même s’ils ont une richesse culturelle semblable. Cela contribue sans aucun doute à augmenter l’attractivité de la France. C’est la force de notre réseau d’avoir des gens de talent qui sont spécialistes de leur sujet, et qui savent faire le lien entre des antennes locales et une perspective plus générale. Notre capital humain est une grande chance qu’il faut impérativement protéger. Comme toutes les chances. »
La commissaire de l’exposition Anne-Lise Desmas et Ariane Sauvage devant la célèbre Valse de Camille Claudel