« Une soirée avec George Smiley : John Le Carré »
par Ariane Sauvage
France Audacieuse y était … au Royal Festival Hall à Londres
Aux fans de romans d’espionnage, il n’aura pas échappé que John Le Carré, écrivain britannique maître du genre, sort ce mois-ci en Angleterre son tout dernier roman, A Legacy of Spies.
Entre les divers articles et interviews qui ont jalonné ce lancement, les Londoniens ont eu aussi la chance de pouvoir assister à une conférence par le maître en personne organisée par le Southbank Centre et retransmise en même temps dans deux cent salles de cinéma du pays.
En ce beau soir de Septembre, le vaste auditorium du Royal Festival Hall avec ses boiseries et ses deux mille spectateurs retient donc son souffle en attendant l’écrivain. Né en 1931 dans le Dorset, John Le Carré, de son vrai nom David Cornwell, a été officier dans le Renseignement britannique de 1950 à 1965, date à laquelle il a quitté son métier pour se consacrer entièrement à l’écriture après la parution de son premier grand roman, l’Espion qui Venait du froid. S’en est suivie une longue série de succès littéraires portés régulièrement à la télévision et au cinéma. Pourtant, vivant sur une falaise de Cornouailles une bonne partie de l’année, invisible dans les soirées mondaines ou les gazettes, évitant tout autant les prix littéraires, John Le Carré est à peu près aussi célèbre qu’il est discret. Aussi est-ce bien difficile d’arrêter les applaudissements quand enfin, il entre en scène. A 86 ans, l’homme avec sa chevelure blanche et sa veste de tweed semble infatiguable : droit comme un stylo, mélangeant avec humour conseils littéraires et récits personnels, il passe d’abord une heure debout à parler de son œuvre avant d’être interviewé l’heure suivante par un célèbre journaliste de la BBC, puis d’enchaîner avec une fête organisée au bénéfice de Médecins sans Frontières, association qu’il soutient depuis longtemps et à laquelle iront toutes les recettes de la soirée. Une fête joyeuse et décontractée où le grand homme se voit instantanément entouré par la foule, désireuse de lui parler, de le féliciter. Et où on a pu vérifier, ça au moins, ce n’est plus un secret, que les grands écrivains apprécient de se faire embrasser sans façons par de jeunes admiratrices.
La conférence s’intitule Un soirée avec George Smiley, du nom du principal héros créé par l’imagination et la réalité d’un écrivain qui a bâti sa réputation en décortiquant pour nous l’univers complexe des services secrets britanniques, aussi bien dans leurs actions que dans leur psychologie. George Smiley a vu le jour dans l’Espion qui venait du froid, justement, a connu sa plus grande heure de gloire avec la Taupe dans la trilogie qui porte son nom, et aujourd’hui il refait une dernière apparition dans A Legacy of Spies, 24 ème roman de Le Carré. George Smiley, c’est son frère, son double, « un être plus âgé et plus sage que moi » explique-t-il ce soir, avant de lire à haute voix des pages de son œuvre, et de raconter de bons souvenirs partagés avec Alec Guinness qui reste une des incarnations les plus célèbres du maître espion à l’écran. Ou d’expliquer avec un clin d’œil malicieux qu’il aime bien rendre certains de ses personnages fous amoureux de beautés fatales : « Car jadis, on nous avait bien avertis : en mission, ne tombez jamais, jamais amoureux. Mais les personnages de roman aiment vivre dans les paradoxes.»
Il y a quelque chose d’unique à écouter cette voix légère, avec son accent parfait, décrire quelques sombres secrets de l’Angleterre contemporaine. Ou partager diverses anecdotes personnelles, comme ce lointain matin où devenu jeune officier du MI 5, il saute dans un taxi pour aller à son bureau, donne l’adresse et voit avec étonnement le chauffeur se tourner vers lui : “Ah, vous êtes espion, vous aussi ? “. Même réaction avec le conducteur du bus qu’il a choisi par prudence de prendre le lendemain matin !
Mais toutes ces œuvres pourraient ne rester qu’un fantastique régal littéraire, mené de sa plume incisive et ironique, ce qui ne serait déjà pas si mal, si à chaque fois Le Carré ne parvenait aussi à nous amener face aux grands enjeux géopolitiques de notre temps. Avec La Taupe et la trilogie de George Smiley, il nous avait amplement dévoilé certains aspects de la Guerre froide. Dans ses œuvres postérieures, il n’a cessé de raconter la suite de l’Histoire : la fin de l’empire Soviétique avec la Maison Russie, la brutalité de la lutte entre compagnies pharmaceutiques en Afrique, avec la Constance du Jardinier, le blanchiment de l’argent des Maffias russes à la City de Londres dans Un traître à notre goût, et beaucoup d’autres encore.
Dans A Legacy of Spies, le plus surprenant est sans doute qu’on y retrouve encore chez ce monsieur respectable et rassurant les mêmes traits quelque peu rebelles de ces ouvrages précédents : alors qu’il est un fervent démocrate, Le Carré se révèle souvent très critique de l’Amérique, pourtant première démocratie, par la taille en tout cas, du monde occidental et alliée historique du Royaume-Uni. Défiance similaire et hostile envers une partie de l’establishment britannique dont il dépeint certains membres comme cupides et facilement corruptibles. Ou dont il dénonce souvent le conformisme, la soumission sans courage aux idées politiques à la mode. Non, ce que Le Carré apprécie le plus et décrit le mieux, ce sont les bûcheurs, les agents de terrain, taillés dans le bloc de marbre patriotique, avec leurs angoisses, leur sens du devoir et leurs ambitions souvent contrariées. Ceux qui passent leurs nuits dans des planques, casque audio sur la tête, ou conduisent des interrogatoires dans des pubs enfumés avec des transfuges récalcitrants. « Une bière ? » proposent-ils. Et voici les confidences qui glissent peu à peu sur les tables en bois…
De fait, ce soir, durant l’interview, il n’hésite pas à attaquer l’actuel Président des Etats-Unis : « Trump est en train de franchir de nouvelles étapes dans l’exaltation de la haine raciale…à mesure qu’il déclare que de vraies informations sont des fake news, la loi elle-même devient une fake news. » Puis : « Quelque chose de très grave est en train de se produire, et de mon point de vue, il faut être vigilant. Je pense à toutes ces choses qui se sont produites en Europe dans les années 30, en Espagne, au Japon en Allemagne. Selon moi, les mêmes signes d’une montée en puissance du fascisme sont en cours. Comme en Pologne ou en Hongrie. On les y encourage. » Comme si, avec ces déclarations qui flottent longuement dans le silence respectueux de l’auditorium, il faisait appel à un tout autre groupe que les espions pour défendre les valeurs de la démocratie. Un groupe plus vaste et changeant, qu’il voudrait plus vigilant. Et ce groupe, c’est nous, tous et toutes.
Ariane Sauvage
21 octobre 2017
Très intéressant d’avoir cette vision du monde à travers le regard de ce maître espion devenu maître ès romans d’espionnage ! Merci pour ce reportage, Mrs Sauvage, c’est taupe !