« Victoria : un talon fou !«
Industrie de la mode et développement durable
par Ariane Sauvage
Elle vient de terminer sa dernière année d’études quand on la rencontre pour un thé dans sa petite maison de Notting Hill à Londres. Le vent, la pluie qui ruisselle ou les grandes inquiétudes générées par le Brexit n’empêchent guère cette jeune designer de chaussures de fourmiller de projets, à commencer par : la protection de l’environnement. Francophone née à Atlanta, vivant aujourd’hui en Angleterre, Victoria s’intéresse à la mode depuis toujours.
Après un détour par la prestigieuse St-Martin’s School of Art, elle entre au London College au Fashion « parce qu’il sait relier l’enseignement du design à celui du business ». Elle commence par étudier la bijouterie puis évolue rapidement vers la chaussure « qui est le bijou du pied ». Les hasards des stages l’amènent à Stockholm en 2016 pour en faire un chez une marque de grande distribution, de fast fashion comme on l’appelle. Où là, elle découvre avec effarement le gâchis existant dans la production de maroquinerie. « Je me souviens d’un carton de chaussures arrivant d’Inde, qui sentait tellement les produits chimiques quand on l’a ouvert qu’on l’a refermé tout de suite ». Rentrée à Londres, Victoria plonge dans le vaste centre de documentation de son College puis dans Internet pour comprendre les problématiques en jeu. Et la conclusion est qu’à l’heure actuelle, on détruit l’environnement aussi en fabriquant des chaussures. La demande en cuir augmente, les tanneurs européens importent des peaux, le transport prend à peu près entre trois et six semaines, et donc requiert du sel pour sécher les peaux. Il faut 4.5 tonnes de sel pour conserver cinq cent peaux. A l’arrivée, il faudra 14 litres d’eau fraîche pour nettoyer les peaux du sel, lequel est déversé en retour dans les rivières. Pollution immédiate, à cause du chrome en particulier, très utilisé dans la maroquinerie.
Sur ce, munie de toutes ces informations, notre designer s’est attelée à créer sa propre ligne de chaussures durables puis a présenté il y a quelques mois sa candidature aux Kering Sustainability Awards, un concours organisé par le groupe Kering pour deux de ses marques, Gucci et Stella Mc McCartney, ouvert aux étudiants proposant des produits nouveaux, capables de réduire l’impact sur l’environnement généré par le monde de la mode. Victoria leur a démontré, graphiques et croquis à l’appui, que la fabrication d’une chaussure de luxe peut être réalisée en réduisant de façon significative cet impact. « Mes solutions » explique-t-elle « seraient de conserver les peaux par déshydratation, ce qui permettrait d’en transporter jusqu’à 3000 par container. L’impact du transport en serait réduit et permettrait à l’arrivée de descendre de 60% sa consommation d’eau. Autre solution fondamentale : utiliser la peau de saumon plutôt que celle du bétail, étant donné que l’impression carbone du saumon sur l’environnement est de 10% celle du bétail. En termes plus directs, la fabrication d’une chaussure de luxe consomme aujourd’hui 36.000 litres d’eau, contre 16.000 litres pour les miennes. ». « Ils étaient assez étonnés, se souvient-elle avec plaisir, pourtant c’est facile à prouver. Pour le cuir usuel –vaches, ovins- il faut compter l’eau pour les faire boire, puis y additionner l’eau perdue dans les tanneries industrielles, plus les déchets rejetés, hyper polluants, » Et ce n’est pas tout : pour les semelles intérieures, elle utilise de la fibre de noix de coco, reprise dans les déchets de l’industrie agro-alimentaire. Fibre qui a l’avantage d’être anti allergique, anti microbienne et résistante aux acariens. Pour le capitonnage, un matériau fait à base de champignon subtropical, qui est bio dégradable, dénué de substances toxiques et qui réduit la prolifération des bactéries. Enfin, pour la semelle extérieure, elle n’utilise que du caoutchouc de crêpe, fait à 100% de latex naturel, matériau recyclable et qui ne nécessite aucun traitement chimique.
A des milliers de kilomètres de là, un petit magazine américain, Departures, vient aussi, dans un numéro consacré aux arts et à l’éducation, de publier un article qui explore les mêmes problématiques, avec l’accent mis sur le groupe Kering et la façon dont il pousse ses designers à favoriser les processus de création qui respectent le mieux l’environnement. Mêmes constatations sur le gaspillage lié aux tanneries et traitements des peaux. Avec la conviction bien ancrée que respecter la Nature est aussi assurer l’avenir de la maison. Dans la flotte Kering, le vaisseau Stella Mac McCartney, qui a d’emblée supprimé toute forme de cuir ou de fourrure dans ses collections depuis la création de la marque en 2001, est emblématique du credo de la maison. Dans l’interview qu’elle accorde à Departures, Marie-Claire Daveu, directrice du Développement durable du groupe rappelle : « On oublie trop facilement que l’industrie de la mode est la troisième cause de pollution mondiale, juste après l’exploitation du pétrole et du gaz. »
Kering reste un des rares groupes à déployer autant d’énergie à l’étude des liens entre la mode et la protection de l’environnement, et il est certainement un des premiers à pratiquer la transparence, c’est-à-dire à rendre disponible toutes ses recherches à qui s’y intéresse, y compris ses concurrents. Pourtant, certains fâcheux et autres fashionisteuses murmurent qu’en général, toutes ces grandes déclarations sont surtout du marketing, très peu suivies d’actions et que le monde de la mode pourrait faire bien davantage et plus vite. Récemment, une vidéo sur Internet émanant du National Geographic montrait un ours polaire dans le Cercle arctique d’une maigreur effarante, les muscles atrophiés, se traînant désespérément sur la glace pour trouver de la nourriture…L’histoire ne dit pas si qui que ce soit récupérera sa belle fourrure blanche, condamnée en effet à une mort aussi inutile que révoltante. Alors…espoir ou découragement ?
Allons, prenons plutôt l’espoir. Car on a tout de même l’impression que mille petits feux s’allument en même temps en divers lieux pour recalculer l’orbite de la planète Mode. D’abord parce que beaucoup d’écoles incluent maintenant un programme pour repenser les moyens de production. En amont de la vente, on peut aussi trouver un nombre croissant de compagnies qui essaient de jouer un rôle bénéfique. La société ECCO Leather, par exemple, en Hollande, tanneur de cuir innovant, et qui entre autres mesures a fait mettre une station d’épuration des eaux dans toutes ses usines de par le monde. Le français Véja, fabriquant de baskets qui, avec ses partenaires brésiliens, fait transformer directement le latex en feuilles de caoutchouc pour les semelles de ses chaussures, sans passer par aucun traitement industriel. Ou cette start-up suisse qui fabrique du bois liquéfié « ce qui serait idéal pour faire les talons de mes chaussures, par exemple » nous informe Victoria, qui est quand même arrivée dans les dix finalistes, sur quatre cent concurrents des Kering Sustainability Awards. Elle a du s’incliner devant une jeune femme qui proposait du capitonnage en liège pour les bagages Gucci. « De toute façon, cela m’a permis de rencontrer des gens passionnants. La jeune fille qui a gagné chez Stella McCartney, par exemple, est une taïwanaise qui a mis au point un T-shirt où les fibres de coton sont mélangées avec des algues. Si on marche au soleil avec ce T-shirt, on produit 4% de plus d’oxygène qu’un jeune arbre. » Parmi les candidats, on trouve aussi une étudiante qui s’est attelée à faire pousser de la fourrure en éprouvette ou une autre qui veut repenser les étiquettes de conseil en lavage pour ne pas passer systématiquement par la case Nettoyage à sec.
Et c’est très rassurant de voir les enfants de l’an 2000 impliqués à ce point-là. Bien sûr, ce n’est pas demain que l’on mettra des T-shirts qui produisent de l’oxygène, que nos bagages seront faits de liège ou que nous marcherons dans du saumon. Mais après-demain peut-être… ? En attendant les promesses du futur, Victoria commence la semaine prochaine un premier emploi chez Alexander McQueen, marque qui aime beaucoup le cuir et où elle espère un jour pouvoir proposer ses vues en matière écologique. Comme le disait si bien Roger Vivier, grand designer français de la chaussure et inventeur du talon aiguille : « Porter du rêve à ses pieds, c’est commencer à donner une réalité à ses rêves. »
Ariane Sauvage
19 décembre 2017
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Voici un article bien écrit et très bien documenté, comme on aimerait en lire plus souvent dans la Presse ! Bravo Ariane Sauvage.
Merci beaucoup! Incidemment, c’était une enquête fort intéressante à faire, et Dame Nature mérite mille fois qu’on s’engage.