L’équipe de France Audacieuse a lu…
” LE GRAND ECART “
par Pascal Perrineau (Editions Plon, novembre 2019)
L’auteur et le livre
Politologue et professeur émérite à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Pascal Perrineau est spécialiste du vote et de l’analyse des clivages politiques. Il a été directeur du centre de recherches politiques de Sciences-Po Paris (CEVIPOF) de 1991 à 2013 et l’un des cinq garants du grand débat national entre janvier et mars 2019.
Dans son ouvrage, l’auteur met en avant trois clivages de la démocratie en France : la démocratie directe des Gilets Jaunes, la démocratie participative du grand débat, la démocratie représentative lors des élections européennes. Au cours de l’année 2019 ces trois registres de la démocratie ont opéré et tenté de dialoguer.
« La disruption politique intervenue en 2017 a beaucoup contribué à déligitimer la représentation politique ancienne sans parvenir à la renouveler vraiment. Cet échec a ouvert la voie à l’expression radicale de la contestation des Gilets jaunes et au mécontentement des Français qui s’est aussi assez largement exprimé dans le vote européen ».
Ainsi, la relation entre ces trois registres de la démocratie « se fait de façon plus conflictuelle et fragmentée aujourd’hui que dans un passé encore récent ». Il y a là un « grand écart démocratique » à propos duquel l’auteur se demande s’il est le résultat d’une crise politique conjoncturelle plus que structurelle ou bien s’il s’agit là de « l’amorce de reconfigurations durables du modèle démocratique en France et au-delà ».
Dans un premier chapitre, l’auteur analyse la « disruption politique annoncée de longue date » (depuis la décennie 1980) et « l’impressionnante redistribution des cartes provoquée par plusieurs décennies de montée en puissance des clivages liés aux enjeux de la mondialisation, de l’Europe et du libéralisme culturel ».
À la bipolarisation gauche/droite a succédé une autre bipolarité, celle de la société ouverte opposée à la société du recentrage national. Le clivage autour de la mondialisation et de l’ouverture s’est ainsi de plus en plus imposé, avec des électeurs incertains évoluant dans un paysage politique lui-même de plus en plus incertain. La mobilité des électeurs nourrit celle du système d’offre politique qui lui-même alimente les itinérances politiques des premiers. Et la période des deux années qui ont suivi la victoire d’Emmanuel Macron n’a permis la résurgence d’aucun des deux grands courants qui animaient la vie politique française depuis plus de deux siècles.
C’est dans ce contexte politique nouveau que le mouvement des Gilets Jaunes fait irruption. Ce mouvement que l’auteur considère comme un conflit autour de la mobilité « a su mettre en avant la revendication fédératrice de la démocratie directe omniprésente dans l’imaginaire politique de nombre de Français », demande qui « se nourrit des déficits d’une démocratie représentative qui apparaît de plus en plus comme un régime politique d’élites professionnalisées ».
La promesse de la démocratie représentative était de contenir les passions, en offrant à chacun la possibilité d’exprimer sa voix ; la démocratie des Gilets Jaunes montre les limites de cette pacification politique et le retour d’une colère des « perdants » qui ne se tourne « pas seulement contre les vainqueurs mais aussi contre les règles du jeu ».
L’auteur évoque ensuite comment le pouvoir, après avoir tenté un certain nombre de parades classiques, a mis en place une deuxième réponse plus originale, celle du grand débat national, pour tenter d’apaiser la colère et répondre au besoin de plus en plus pressant des Français d’être entendus.
Il s’agit d’une procédure qui s’inscrit dans la panoplie des outils de la démocratie participative (consultation, concertation, co-élaboration de la décision publique, budget participatif, conseil de quartier, conférence de citoyens) qui ont tous éclos depuis 30 ans.
Le grand débat s’est articulé autour de 7 vecteurs de recueil de la parole des citoyens : une plate-forme en ligne, des cahiers citoyens, des stands itinérants, la faculté de prendre part au débat par le biais de contributions spontanées envoyées par courrier papier ou électronique, des réunions d’initiatives locales, des conférences nationales thématiques, des conférences citoyennes régionales composées de citoyens tirés au sort pour débattre et délibérer sur les quatre axes fixés pendant une journée et demie . Il a su engager un véritable processus de démocratie participative qui peut inspirer à l’avenir d’autres initiatives, comme la convention citoyenne, réunissant 150 personnes tirées au sort et chargées de faire des propositions sur le climat.
Il a été un succès populaire puisque environ 700 000 personnes y ont participé. Son processus a permis de toucher des populations qui jusqu’alors n’étaient pas inscrites dans l’espace public. Et « cette arrivée de nouveaux venus dans la vie publique était quelque chose de palpable dans les diverses réunions » auxquelles l’auteur a participé en tant qu’observateur.
Mais Pascal Perrineau souligne combien « cette opération de démocratie consultative » s’est déroulée « dans le cadre du système institutionnel de la Ve République resté très vertical. Le président est à l’origine du processus, l’accompagne personnellement et compte bien aussi le conclure lui-même ». Et le pays n’a toujours pas le sentiment d’être compris.
Par la suite, les élections européennes du 26 mai 2019 ont marqué la fin du cycle ouvert par le mouvement des Gilets jaunes porteur d’une conception d’une démocratie directe, et par la démocratie participative du grand débat. Même si représentation électorale surreprésente les couches sociales supérieures et moyennes, elle connaît moins de biais sociaux et culturels que la démocratie participative ou la démocratie manifestante : la démocratie représentative interpelle la légitimité et l’instantanéité de la démocratie directe, que celle-ci s’exprime par la manifestation ou par des assemblées générales au statut démocratique incertain.
Mais la légitimité de la démocratie représentative semble aujourd’hui en difficulté : comme les précédentes élections depuis 30 ans, qu’elles soient locales, nationales ou européennes, celles européennes de mai 2019 ont enregistré une forte atonie de la participation. Un certain type d’abstentionnisme s’est développé : celui de citoyens qui, ne se retrouvant plus dans le système politique tel qu’il fonctionne, entendent signifier leur désaccord avec l’offre électorale proposée et leur protestation vis-à-vis de la démocratie représentative.
« La crise actuelle de la démocratie représentative est aussi amplifiée par la globalisation, et par le fait que les valeurs collectives et cohésives semblent s’éroder. La scène nationale qui reste le lieu d’élection de la démocratie représentative apparaît marginalisée par la mondialisation qui déplace les enjeux et les lieux du combat politique. En même temps, l’étiolement des valeurs qui définissent le « commun » de nos scènes démocratiques nationales entraîne une fragmentation de celles-ci en autant de communautés centrées sur la défense de leurs intérêts particuliers ».
La représentation politique reflète de plus en plus mal ces clivages qui sont à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Sur de nombreux thèmes les vieux collectifs d’appartenance idéologique connaissent une vraie crise d’identité provoquant « un profond malaise démocratique qui s’exprime avec une virulence particulière lorsque la question européenne est à l’agenda politique ». Cette dernière renvoie surtout à des oppositions culturelles ce qui accentue encore le processus de redistribution des cartes entre l’échelon national et l’échelon supranational de la politique. Ce clivage ne cesse de travailler la vie politique et sociale des pays européens.
Les cultures politiques existantes « voient leur hétérogénéité interne se renforcer au fur et à mesure que s’atténuent les différences entre les grandes familles politiques et leurs oppositions binaires traditionnelles ». « La culture de gauche est travaillée par le libéralisme et l’ouverture de l’économie au grand vent de l’internationalisation, la culture de droite ne renie pas l’État et la protection sociale . Cette évolution des cultures politiques de gauche et de droite se traduit par un rapprochement des programmes économiques et sociaux des deux familles qui ne contribue pas à une grande lisibilité politique pour les citoyens ».
Dans un moment où le clivage entre la gauche et la droite s’est érodé, où la politique partisane est particulièrement émoussée et où le personnel politique fait l’objet d’une profonde défiance, il y a place pour la dimension « citoyenniste » de la démocratie directe censée renouveler et refonder à elle seule l’édifice démocratique.
« La démocratie participative, quant à elle, peut être une ressource pour suppléer aux faiblesses de la démocratie représentative, mais à condition de bien penser son articulation à cette dernière. En effet elle peut en être le prolongement, mais aussi un moyen efficace pour nourrir et orienter en amont l’action politique ».
Cette articulation est plus problématique pour la démocratie directe car elle fonctionne surtout comme un porte-voix du mécontentement des citoyens et comme un outil de protestation. Elle peut dynamiser la démocratie représentative mais plus difficilement l’intégrer.
L’auteur conclut en rappelant le grand écart politique entre les trois démocraties : la démocratie directe de la manifestation, la démocratie participative et délibérative du grand débat, la démocratie représentative des élections européennes. Le défi des années à venir est l’articulation de ces trois démocraties qui se sont exprimées avec vigueur en 2019 : c’est un grand écart mais ce n’est pas la première fois sous la Ve République que les trois registres connaissent un tel décalage.
Et pour contrer le grand risque de voir la destruction des principes démocratiques et « d’autres alternatives politiques s’imposer », l’auteur préconise une véritable décentralisation. « Cela aurait aussi pour vertu de contrecarrer la trop forte présidentialisation de la vie politique française dont on sait tous les effets délétères notamment la personnalisation du pouvoir, l’hystérisation du débat, l’absence de contrepoids démocratique au niveau des territoires comme du parlement.
« Il faut qu’à l’avenir les demandes des citoyens puissent s’exprimer davantage en direction des administrations locales et territoriales. Et que celles-ci aient davantage le pouvoir et les moyens d’y répondre. À ce prix, une réconciliation démocratique peut opérer et la confiance du peuple revenir. L’avenir de la démocratie en France est d’arriver à sortir de l’exclusivité d’une démocratie présidentielle prétendant avoir réponse à tout et à qui le peuple confère le fait d’avoir réponse à tout . A terme, cela suppose une réduction des pouvoirs d’un président omniprésent et omnipotent, et que l’on accepte que l’institution présidentielle ne soit qu’une institution démocratique parmi d’autres. Cela nécessite aussi que l’on réhabilite le pluralisme démocratique c’est-à-dire le pluralisme des usages démocratiques – représentatif, direct, délibératif. Dans nos sociétés postmodernes la démocratie représentative demeure essentielle pour les citoyens mais elle doit dorénavant composer avec d’autres demandes, avec des usages plus diversifiés, plus expressifs et plus directs. C’est à ce prix que le projet démocratique restera crédible, vivant et par là même porteur d’espérance. Et cela doit être non seulement entendu, mais aussi et surtout intégré par les tenants de la représentation politique à tous les échelons du pouvoir ».
Commentaire
Comme l’indique son sous-titre, cet ouvrage est la chronique d’une démocratie fragmentée que l’auteur, éminent politologue, a pu observer durant les années 2018 à 2019.
Le tableau que Pascal Perrineau dresse de la vie politique française est synthétique et très documenté et s’il peut laisser le lecteur parfois en proie à la perplexité ou sur sa faim, il est particulièrement riche du témoignage de l’auteur sur le grand débat.
1) Perplexité, à propos de l’analyse du mouvement des Gilets Jaunes présenté tantôt comme inédit (alliance du salariat modeste, de la petite entreprise et du petit commerce inédite ; composition sociale particulière du mouvement qui lui donne une dimension politique nouvelle. « Il s’agit peut-être de la première d’une série de révoltes individualistes hors de tout cadre institutionnel ou social ») tantôt comme s’inscrivant dans une tradition d’anti-parlementarisme récurrent depuis le XIXe siècle avec quelques ancêtres antérieurs tels que le mouvement poujadiste dans les années 1950 ou celui de Gérard Nicoud dans les années 1960-1970.
2) Sur sa faim, à propos des préconisations que l’auteur esquisse – trop brièvement- dans sa conclusion, pour réduire le grand écart entre une démocratie représentative, présidentielle et parlementaire, et une démocratie, directe et participative demandée par les Français. On peut également regretter que l’auteur ne développe pas davantage son propos quand « il évoque le concept de « démocratie furtive », « c’est-à-dire une démocratie où les citoyens délèguent leur parcelle de souveraineté à des professionnels pour gérer l’action publique et jugent celle-ci au résultat. Le dilemme de la démocratie est de savoir si la crise de la démocratie peut trouver une réponse dans une participation citoyenne accrue et une démocratie participative plus vivante ou, au contraire, si l’on va vers une démocratie furtive dans laquelle le rôle du citoyen demeure central, mais où la place des experts et des technocrates est accrue ».
3) Riche du témoignage de l’auteur sur le grand débat en sa qualité de garant. Comme Pascal Perrineau l’indique, c’est un dispositif innovant dont on ne trouve que deux équivalents: en Irlande, avec les trois assemblées de citoyens tirés au sort pour préparer le choix référendaire sur le mariage homosexuel et sur l’avortement ; et en Islande pour la révision participative de la constitution par le biais de la désignation d’une assemblée nationale préparatoire de 1000 personnes tirées au sort puis par la rédaction, par 25 citoyens élus par le peuple, d’un nouveau texte enrichi par les réseaux sociaux.
L’auteur rapporte la réussite du dispositif qui a permis d’élargir la palette des participants. Il souligne l’écoute collective dont ont su faire preuve les différents participants du grand débat. « Les origines sociales sont différentes, la maîtrise de la parole est inégale, les options politiques sont divergentes et pourtant ces mondes diversifiés s’écoutent et se respectent. Même sur des sujets brûlants et difficiles comme l’immigration (…) les propos peuvent être fermes, engagés mais ils suscitent un débat où tout dérapage xénophobe et raciste est écarté ». Et l’auteur d’ajouter que « quand elle laisse place à l’échange de la parole, la société française est plus tolérante qu’on veut bien le dire ». « Le lieu (les participants au débat sont sur leur territoire), l’espace de la prise de parole (une salle de leur mairie ou un espace public qu’ils connaissent – gymnase, salle polyvalente), contribuent à apaiser les conflits. Les participants au débat sont « chez eux », en confiance et se connaissent les uns les autres. Il y a dans le grand débat une reprise en main citoyenne de la parole jugée par beaucoup salutaire même si elle n’efface pas la méfiance quant aux débouchés politiques du grand débat.
Nathalie Kaleski
14 avril 2020